À travers une lecture de “Monnè, outrages et défis”, une synthèse utile sur l’ensemble de l’œuvre d’Ahmadou Kourouma.

Avec Entre le Soi et l’Autre, Lorenza Russo propose une intéressante synthèse, à la fois du deuxième roman d’Ahmadou Kourouma – le sous-titre de l’ouvrage le donne pour une “lecture de Monnè, outrages et défis” – et de l’ensemble de l’œuvre de l’auteur ivoirien. Sous un format très condensé, elle unit les deux lignes directrices qui ont jusqu’à présent dominé les études sur Kourouma.

En effet, les critiques ont souvent eu tendance à mettre l’accent ou bien sur l’aspect thématique, sur l’inscription de l’histoire dans la trame des romans   , ou bien sur le travail stylistique et l’hétérogénéité linguistique   . Dans le premier cas, les chercheurs observent la façon dont l’écrivain change son positionnement par rapport au politique, déplace la focale de son rapport à l’histoire ; dans le second cas, les analyses portent sur les phénomènes de plurilinguisme et de polyphonie au sein des romans.

Lorenza Russo choisit quant à elle de traiter ces deux versants de l’œuvre en même temps, sans accorder une plus grande importance à l’une ou l’autre approche. Elle fait ainsi se succéder un chapitre portant sur la “dénonciation” et un chapitre portant sur la langue. Dans le premier, elle mobilise la notion sartrienne d’engagement : l’œuvre de Kourouma est hantée par le politique et par l’histoire et l’écrivain fait de la littérature à la fois une voie d’exploration de ces deux domaines et un espace d’élaboration d’un savoir alternatif. Chez Kourouma, l’engagement littéraire prend d’abord la forme d’une prise de parole : il s’agit de trouver le moyen le plus adéquat pour rompre le silence qui s’est imposé en Afrique à cause des violences coloniales : le roman devient alors l’espace de configuration des événements historiques, à travers une parole polyphonique.

La réflexion sur l’histoire et la politique conduit donc, avec cette conception de la littérature comme prise de parole, à penser le rapport de l’écrivain à la langue. Les études sur les dimensions lexicales et morphosyntaxiques de la création littéraire chez Kourouma, résumées avec efficacité par Lorenza Russo, prennent sens en regard de cette politique de la littérature. Le roman vise à faire entendre ce qui n’a pas pu l’être : il s’agit donc pour l’écrivain de traduire l’expérience vécue par les populations africaines en français, langue venue du colonisateur. Une telle traduction ne saurait être neutre : l’écrivain inscrit dans le français les traces, les éléments intraduisibles issus de la langue des colonisés – dans son cas, le malinké.

Le choix du roman Monnè, outrages et défis semble donc particulièrement judicieux. D’une part, comme le rappelle Lorenza Russo, ce roman est relativement moins étudié par la critique que Les Soleils des indépendances ou En attendant le vote des bêtes sauvages. D’autre part, Kourouma situe son intrigue durant la période coloniale : Monnè, outrages et défis permet donc la mise en scène de la confrontation politique et linguistique qu’a été la colonisation et en même temps le romancier s’ingénie à mettre au jour la complexité d’une société et les germes des blocages qui marqueront la période postcoloniale, un peu comme Yambo Ouologuem le faisait avec Le Devoir de violence   . Le roman permet donc d’analyser aussi bien le travail stylistique et linguistique de Kourouma que les différents aspects de sa riche vision de l’histoire et des sociétés africaines.

Le propos de Lorenza Russo déborde cependant le cadre strict d’une étude structurale d’un seul roman. Tout d’abord, sa démarche exige qu’elle précise le positionnement d’Ahmadou Kourouma. Les deux premiers chapitres du livre précisent la trajectoire singulière de l’écrivain – c’est l’objet du premier chapitre, “La vie du guerrier griot”, reprenant le titre de l’ouvrage de Madeleine Borgomano   – et son inscription dans le champ littéraire ouest-africain – c’est l’objet du deuxième chapitre, qui considère l’œuvre de Kourouma à la fois en rupture et en continuité avec son environnement littéraire. Ensuite, Entre le Soi et l’Autre établit sans cesse des comparaisons entre Monnè, outrages et défis et les autres romans d’Ahmadou Kourouma : la lecture d’un roman en particulier permet ainsi de parcourir l’ensemble d’une œuvre. Enfin, Lorenza Russo étaie son propos avec beaucoup de rigueur sur les travaux antérieurs portant sur Kourouma – la bibliographie qui clôt l’ouvrage est un outil de travail très précieux pour le lecteur –, mais aussi sur les propos de l’auteur lui-même, qui apparaît ainsi au fil des pages de l’ouvrage comme un commentateur de premier plan de sa propre œuvre. L’étude permet ainsi de donner de Kourouma l’image d’un auteur fort d’une œuvre riche et complexe, explorant toutes les dimensions de la littérature, remarquablement conscient de son travail d’écrivain et de sa portée.