Une enquête estampillée Cohen/Péan, qui fait grand bruit, sur un sujet sulfureux : le "phénomène Le Pen".

 * Cet article a fait l'objet d'une publication initiale dans Polit'bistro

 

Les journalistes Philippe Cohen et Pierre Péan viennent de publier une copieuse   biographie de Jean-Marie Le Pen. Sa parution a fait beaucoup de bruit dans les médias, tant à cause de son sujet que du parti pris des auteurs : "l’aborder [Jean-Marie Le Pen] comme un sujet d’enquête banal, sans a priori"   – ce qui, interprété par certains, revient à faire preuve d’indulgence envers Le Pen et le Front national. De plus, les auteurs adoptent un ton volontairement polémique à l’égard de leurs collègues journalistes, accusés d’"autisme bibliographique" – les ouvrages consacrés à la vie de Jean-Marie Le Pen seraient tous soit hagiographiques, soit entachés du pêché originel de l’animosité à l’égard de leur objet. Seule la biographie de Christian Lionet et Gilles Bresson, deux journalistes qui officient alors (en 1994) à Libération, trouve grâce à leurs yeux.

On ne fera pas ici une recension "classique" de l’ouvrage, tant il a déjà été discuté dans de nombreuses arènes, que ce soit pour être voué aux gémonies (y compris par Maurice Szafran, rédacteur en chef de Marianne, employeur de Philippe Cohen) ou au contraire porté au pinacle. La discussion s’est d’ailleurs même déplacée sur le terrain judiciaire, puisque Jean-Marie Le Pen a déclaré qu’il attaquerait les auteurs, concernant ses histoires d’argent (auxquelles tout un chapitre est consacré), semble-t-il. Il ne s’agit pas davantage de juger le travail d’investigation – réel – mené par les journalistes, car je ne suis pas spécialiste de la biographie du président d’honneur du Front national, ni même historien. D’autres sont mieux qualifiés que moi pour porter un jugement sur ces points.

Il semble en revanche intéressant de lire cette biographie au prisme des savoirs produits par les sciences sociales sur le Front national et son président. Comment cet ouvrage se situe-t-il par rapport à ces connaissances, et peut-il être utile à un chercheur en sciences sociales travaillant sur le Front national ?

Ce questionnement m’est venu en lisant l’introduction du livre, pour deux raisons. En premier lieu, les auteurs insistent sur leur démarche, se voulant dépassionnée, dénuée d’a priori, presque empathique – même si le mot n’est pas employé. Cela semble suffisamment important et n’allant pas de soi pour que les auteurs y reviennent à plusieurs reprises dans le livre. Or, pour le chercheur en sciences sociales, cela ne semble guère problématique, tant la neutralité axiologique fait partie de l’éthique professionnelle la plus largement partagée – même si c’est avec des cas comme celui de l’extrême droite qu’elle semble parfois toucher à ses limites, du moins du point de vue de certains chercheurs   . En second lieu, c’est l’interprétation que les auteurs proposent de la trajectoire de Jean-Marie Le Pen qui m’a conduit à m’interroger sur le rapport de cet ouvrage avec les sciences sociales. Il me faut d’abord résumer en quelques mots la thèse des auteurs : pour eux, Jean-Marie Le Pen n’est pas intrinsèquement un fasciste, ni même un idéologue – et, au fond, ce n’est pas tant ce qu’il est qui compte, que ce qu’on en a fait. "Il est surtout une construction, un monument érigé peu à peu au centre de notre vie politique [...]. Au fond, la force et la faiblesse de Le Pen ont été d’aller au-devant du rôle que tous ceux-là entendaient lui faire jouer", écrivent les auteurs en introduction   . Ce sont donc des interactions entre Jean-Marie Le Pen et d’autres acteurs politiques (Mitterrand, Tapie, Chirac, Sarkozy) et médiatiques, voire associatifs (SOS Racisme) qui ont "fait" Jean-Marie Le Pen. Or, cette thèse a déjà largement été défendue en sciences sociales. C’est sans doute Jacques Le Bohec qui, parlant de "phénomène Le Pen" pour bien en souligner le caractère co-construit, l’a le plus clairement démontré en analysant les interactions entre Jean-Marie Le Pen et les journalistes. Mais d’autres chercheurs ont également contribué à cette approche ; Magali Boumaza, par exemple, a souligné le rôle que la stigmatisation jouait dans la construction de l’identité des (jeunes) militants frontistes. Plus largement, les approches constructivistes, interactionnistes ou encore en termes de rôle ont largement contribué à la compréhension du Front national et du rôle de son dirigeant historique. Or c’est bien une approche par la carrière extrémiste que nous livrent les auteurs, en montrant qu’en rien le jeune Jean-Marie Le Pen n’était "destiné" à devenir le président du Front national. C’est bien une succession de carrefours biographiques, marqués aussi bien par la contingence que par les dispositions antérieures, qui le conduisent d’abord à l’engagement à l’extrême droite, ensuite à la direction du FN, enfin à son enfermement dans son rôle de "diable de la République". L’importance du fameux épisode du "point de détail de l’Histoire", en 1987, est ainsi soulignée : c’est de ce jour ("le jour où Le Pen est devenu Le Pen", titrent plaisamment Cohen et Péan) que daterait la relégation définitive de Le Pen en marge du champ politique français, relégation acceptée et entretenue par le principal intéressé à travers ses fameux "dérapages" (en réalité largement contrôlés).

La proximité de la ligne directrice des auteurs avec celles de certains chercheurs, et notamment de Le Bohec, est d’autant plus troublante que les chercheurs en sciences sociales ayant travaillé sur Le Pen ne sont quasiment pas cités dans l’ouvrage. À peine sont-ils convoqués parfois à l’appui de leurs arguments – et avec, semble-t-il, une connaissance médiocre de la littérature, à telle enseigne que le nom de Nonna Mayer, probablement la plus connue des spécialistes françaises du Front national, est doublement écorché   . Laurent Bouvet et la "gauche populaire" sont également mobilisés, mais il s’agit là davantage d’une convergence (en tout cas perçue par les auteurs) du point de vue des réponses politiques à apporter au Front. En revanche, Le Bohec, par exemple, n’est jamais cité.

N’ayant pas de raison particulière de penser que les auteurs auraient ici volontairement omis de citer leurs lectures, il faut en conclure qu’ils arrivent aux mêmes conclusions qu’une partie de la littérature scientifique sans l’avoir lue. Et il faut alors le regretter, car aussi bien leur travail que la littérature académique gagneraient à des échanges intellectuels entre une œuvre de journalisme d’investigation comme celle-ci et des travaux plus distanciés et plus théorisés.

Car le livre de Péan et Cohen sera aussi utile pour le chercheur intéressé par le Front national et la figure de son président d’honneur. Il y trouvera un matériau détaillé qui fait malheureusement défaut dans la littérature académique, et pourra en nourrir ses analyses. Certes, il pourra ici ou là ne pas adhérer aux interprétations proposées par les auteurs, et devra sans doute attendre que d’autres journalistes (ou chercheurs ?) réfutent ou précisent telle ou telle information. Mais dans l’ensemble, je pense qu’il s’agit d’un livre utile, qui mérite d’être lu sans passion et sans a priori, loin des oppositions au sein du champ journalistique que les prises de position au sujet de l’ouvrage révèlent incidemment