Maxime Coulombe utilise la figure du zombie pour penser notre époque et mettre en lumière les grandes peurs de l'Occident, qui se cachent dans les profondeurs de notre inconscient collectif.

Comment expliquer le succès des films de zombies auprès du grand public ? En quoi ce monstre est-il une métaphore de notre époque ? Pourquoi éprouvons-nous ce sentiment mixte de curiosité et terreur face aux images cinématographiques qui mettent en scène la fin du monde ? À celles-ci et à d'autres questions tente de répondre le petit essai de Maxime Coulombe, Petite philosophie du zombie. Ou comment penser par l'horreur, publié aux PUF. Le zombie, motif ancien, dont l'arrivée en Occident est pourtant récente, n'est pas seulement un produit commercial, mais aussi et surtout une figure qui agit comme révélateur des grandes peurs et des craintes de la société occidentale. L'auteur nous invite à nous laisser conduire par ce guide tout à fait grotesque dans les enfers du monde contemporain. Cette descente nous permettra de comprendre à la fois cet objet de fiction qu'est le zombie et nous-mêmes, les spectateurs: entre les deux, une correspondance inattendue.

Le zombie est plus une "figure d'inquiétude" qu'un objet à la mode. En quoi donc nous ressemble-t-il ? "S'il figure une singulière altérité, un monstre, ce n'est qu'il est d'abord et avant tout un presque-homme". Sur le fond de cette ressemblance presque rassurante se détache toutefois immédiatement une infime différence, cause de ce sentiment d'"inquiétante étrangeté" dont ont parlé Jentsch et Freud. Une petite différence, un "presque-rien", qui brise l'identité et révèle le monstrueux et l'horreur : le zombie est un sujet auquel on aurait arraché la conscience. Un monstre donc, appartenant à une autre espèce, car rien ne représente mieux la spécificité de l'homme que le fait d'avoir une conscience et de ressentir, alors que le zombie est dominé par une mécanique très simple et brutale, qui alterne l'apathie à l'agressivité. Catatonique et léthargique, sa faim atavique se déchaine lorsqu'il est en présence d'une proie humaine.

Pourtant, la distance qui sépare l'homme et le zombie, on l'a dit, est minime. Les rythmes épuisants de la modernité, avec leur "cruelle logique de la performance", produisent des sujets vidés, indifférents à tout, que l'image du zombie représente bien. L'analogie est encore plus marquée lorsqu'on pense à la figure tristement actuelle du rescapé, du survivant des catastrophes qui ont touché l'humanité au début de ce nouveau millénaire : 11 septembre, tsunami, ouragans... Le zombie se fait alors métaphore d'un "paradigme central dans l'Occident contemporain: celui de l'individu frappé par un drame", du sujet traumatisé, qui est "un vivant absent de lui même". C'est donc clair pourquoi ce monstre nous intrigue et nous inquiète en même temps: car il évoque "une condition certes rare et tragique, mais une condition possible de l'homme"   .

Le zombie, on l'a vu, est figure du double. Il est aussi figure du refoulé, personnification de la mort ; mort que notre société a éloignée de son horizon de pensée, car incapable de la symboliser et médiatiser   . Son corps en putréfaction dégoûte et fait horreur en rappelant, par contraste, une culture "hygiéniste et obsédée par le contrôle des corps, des odeurs, des signes de vieillesse", une société où la mort est devenue taboue. Sa voracité animale et sa jouissance insouciante et oublieuse de la mutilation qui afflige ses membres, en fait un être grotesque, que l'auteur rapproche à l'univers rabelaisien: un cosmos où les normes sociales et les tabous sont renversés, où la hiérarchie corporelle est inversée, où la mort est remise en question. Mais le monde du zombie ne participe du projet carnavalesque qu'en partie: de celui-ci il n'a ni la gaieté, ni la "capacité de proposer un avenir meilleur". Tout au contraire, bien qu'il symbolise une "volonté, visible dans le rire, de renversement des contraintes sociales", le zombie est le symptôme de notre "incapacité à rêver un autre futur pour l'homme".

À chaque animal correspond un habitat bien précis, de même façon le zombie, créature horrifique, acquiert son sens dans un contexte particulier: l'apocalypse. La dernière partie de l'essai, qui porte le même nom, est, à notre avis, la plus intéressante. Il suffit d'avoir regardé un des nombreux films dédiés au genre pour savoir que les hordes des zombies laissent derrière eux, dans leur fureur dévastatrice, des villes mortes, muettes, immobiles. Des ruines intactes et donc singulières, car elle montrent moins une destruction qu'une absence : l'humanité y est disparue. Cette ville postapocalyptique, silencieuse et vide, est le produit à la fois d'une crainte et d'un espoir inconscients : "celui d'en finir". Les épidémies, le réchauffement climatique, la croissance des inégalités sociales... tous ces événements, gonflés par le discours des médias, alimentent l'idée que la fin du monde serait proche. À cela s'ajoute un sentiment diffus de culpabilité et de pessimisme moral et "l'impression non seulement qu'il serait trop tard pour corriger le tir, mais que nous serions déjà dans un temps postapocalyptique". Voilà alors qu'encore une fois le cinéma montre, par le biais de la fiction, un des fantasmes de notre culture: le désir de voir la fin des temps, la destruction de l'humanité et la volonté un peu perverse de vouloir la contempler. La vue de cet anéantissement, cette chute, nous défoule et nous apaise: non seulement car elle réalise "une sortie hors d'une condition déprimante", mais surtout car elle évoque "une punition perçue comme méritée". Vision sublime donc (au sens kantien du terme) et cathartique, l'auteur résume tout cela dans cette conclusion intrigante...: "Sous le jour d'une fiction cathartique, la fin de l'humanité nous fascine et nous apparaît sublime, car elle nous offre une revanche symbolique sur l'ordre du monde, alimentant une singulière pulsion de mort."

Comme on l'a pu pressentir, Coulombe dispose d'un bon bagage philosophique, dont il se sert pour analyser le motif du zombie et de l'apocalypse de façon très détaillée. Si d'un côté le fait d'utiliser les concepts fondamentaux de certains philosophes   en fonction de son argumentation renforce et enrichit ses démonstrations, de l'autre risque d'alourdir sa prose. Bien sûr l'auteur réélabore tels concepts de façon intéressante, mais pour faire cela il sent souvent le devoir de les définir et d'en parcourir l'origine dans les textes des différents penseurs... Ces digressions ne sont pas toujours nécessaires. Cependant ces petites synthèses peuvent se révéler utiles pour tous ces lecteurs qui ne possèdent pas de connaissances philosophiques très approfondies.

Néanmoins l'essentiel est que, à la fin de cette lecture, il nous reste la conviction que la figure du zombie, ainsi que tout objet de fiction, peut nous aider à penser notre époque, à mettre en lumière les grandes peurs de l'Occident, qui se cachent dans les profondeurs de l'inconscient collectif. En bref, même un phénomène populaire comme le cinéma de zombies fournit l'occasion d'une réflexion profonde sur nous-mêmes... mais en nous amusant!