Un demi-siècle après l'"Histoire générale du protestantisme" d'Emile-Guillaume Léonard, une somme érudite qui synthétise avec clarté les dernières décennies de recherche sur l’histoire des protestants de France.

Voici un ouvrage attendu, qui vient compléter sinon remplacer, et pour longtemps, l’Histoire générale du protestantisme d’Émile-Guillaume Léonard   . Un simple coup d’œil sur la vaste bibliographie – formée à plus de 90% d’ouvrages publiés après 1990 – en illustre la nécessité. En fait, c’est tout l’acquis de la recherche "post-Léonard" qui est ici synthétisé. L’ouvrage, au moins pour les trois premiers siècles, se concentre sur les seuls "huguenots", donc sur les réformés français calvinistes, pour n’inclure pratiquement l’étude des luthériens alsaciens (non concernés par la Révocation) ou de Montbéliard qu’à partir de la Révolution.

Si on exclut le savoureux sous-chapitre portant sur les noms donnés à ces protestants français   , et un autre illustrant le rôle des protestants au cours des XIXe et XXe siècles dans le domaine de la culture   , l’ouvrage de Patrick Cabanel suit, pour l’essentiel, un plan chronologique ; et bien que l’auteur, par ses recherches et publications antérieures, se soit imposé essentiellement en histoire contemporaine, il est tout aussi complet et informé pour les trois siècles antérieurs. Un beau travail d’éditeur aussi, avec cartes et index, également,  disons sans surprise compte tenu du sujet même, par son papier bible qui permet de contenir le tout en un unique ouvrage : 1502 pages dont 300 pour les notes, la bibliographie, l’index des noms et celui des lieux.

Le style est alerte, à preuve l’attaque de l’introduction, en forme subtile d’autodérision : "L’histoire des protestants en France est celle d’un échec [en fait échec des protestants à devenir majoritaires]. L’auteur n’hésite pas à multiplier non pas les anachronismes mais les comparaisons avec d’autres situations, d’autres époques. Généralement avec la réserve que procurent les guillemets, l’italique ou le point d’interrogation, il parle de "Justes" pour évoquer les catholiques parisiens sauvant des protestants durant la Saint-Barthélemy, ailleurs de "pogrom" pour tel autre massacre, de "dhimmis de l’Occident ?" pour les protestants français entre 1598 et 1685, d’"accommodement" (comme pour les Français occupés), de "convivance" (comme entre les trois communautés d’Al Andalus) et son approche de la violence dans les guerres de Religion  s’appuie sur les études relatives à la seconde guerre mondiale. Ces effets de langage facilitent avec bonheur la compréhension des situations vécues par les huguenots jusqu’à la Révocation.

Contemporanéiste, Patrick Cabanel, en lecteur compétent et avide, informe amplement sur toutes les interprétations les plus récentes données aux querelles religieuses du XVIe siècle, aux guerres de Religion, à l’iconoclasme comme aux massacres. "Nous avons abattu des pierres, mais ils ont tué des hommes" se disculpe un huguenot au XVIe siècle, mais Cabanel ne tait rien de  la cruauté de certains massacres perpétrés par des huguenots, pour ciblés qu’ils fussent sur des prêtres. L’auteur ne privilégie  donc pas la "vision des vaincus" (sauf peut-être à propos des dragonnades, mais qu’attendre d’autre d’un Cévenol ?). La Saint-Barthélemy, certes "tragédie des tragédies", "pogrom du siècle", est présentée sous toutes ses facettes, avec toutes les interprétations qui en sont données, aujourd’hui encore, et Patrick Cabanel la qualifie d’"événement incompréhensible", tout en soulignant son impact emblématique, même si le martyrologe s’étend autant après qu’avant ce massacre, essentiel dans la mémoire huguenote. Bien souvent d’ailleurs, ce "peuple du Livre" compare ses malheurs à ceux du peuple juif et l’auteur souligne à juste titre cette prise de conscience, rappelant que l’on doit à l’Institution de Calvin la fin de l’antijudaïsme, au moins chez les réformés français   .

Le si étonnant édit de Nantes, qui réussit là où tant d’autres "édits de pacification" n’avaient tenu au mieux que quelques années, est finement analysé, comme ébauche d’une "première séparation de l’Église [catholique] et de l’État", comme acte de "tolérance civile" – et non pas religieuse – et l’auteur rappelle qu’"il faut donner au substantif son sens le plus faible (tolérer : c’est subir, toute acception positive serait un anachronisme)"   . Voici "une minorité bousculée par la violence, menacée de mort" qui est "subie", "soufferte" momentanément par l’immense majorité catholique, qui n’attend que sa conversion intégrale  permettant le retour à l’union catholique et romaine ; voici donc les "dhimmis de l’Occident" dont "[la liberté de culte] est aussi restrictive qu’est totale la liberté de conscience"   . "[L’édit de Nantes] circonscrit le protestantisme au moment où il universalise le catholicisme"   . L’auteur ajoute qu’un siècle plus tard, "les huguenots s’accrocheront désespérément à l’édit disparu et à l’espoir de son rétablissement. C’est donc, dit-il, que le statut s’était révélé protecteur"   , mais il ne tait pas pour autant les jugements autres, tant de contemporains que d’historiens ultérieurs.

Révocation, Refuge, Désert, dragonnades, guerre des Camisards, tout est traité grâce à l’ample base bibliographique.
Le XVIIIe siècle n’a pas non plus été négligé par les historiens et l’affaire Calas est connue de tous. Mais l’importance du nombre des martyrs (avec ou sans les guillemets que leur attribue fréquemment l’auteur, en historien réservé dans ses jugements, probité huguenote oblige !), galériens, emprisonnés ("prisonniers d’opinion" écrit-il), pendus, était un peu oubliée. Ces martyrs "deviennent des accélérateurs de cette tolérance (et le sens du terme évolue peu à peu, ndlr) que de plus en plus de secteurs de l’État et de la société sont disposés à lui accorder"   .

Ce que souligne l’auteur, ce sont moins les malheurs subis par les protestants que la capacité de cette minorité à survivre au milieu des persécutions, à se maintenir en France de 1685 à 1787 (édit dit – mal dit – de Tolérance, cet édit royal du 19 novembre 1787, ébauche d’état-civil qui sort les protestants français du néant juridique où ils étaient tenus depuis la Révocation) ou 1789. Minorité "peau de chagrin" mais toujours présente et en procès de restauration, de récupération. En octobre 1789, à propos des protestants et des Juifs, Rabaut Saint-Etienne peut déclarer : "Ce n’est pas la Tolérance que je réclame ; c’est la liberté […] la liberté, l’égalité des droits"   . Complexité de la période révolutionnaire, quand s’ouvre pour les protestants ce que Jeanbon Saint-André aurait qualifié de "jour de la vengeance [attendue] depuis plus de cent ans". La lutte des classes – peuple catholique contre bourgeoisie protestante – "épouse parfois l’ancienne guerre de religion" et mène aux "débuts d’une haine contemporaine : l’antiprotestantisme", avant les développements dus à Maurras   .

L’auteur est naturellement prolixe sur le XIXe siècle, époque de restauration et même de reconquête pour le protestantisme. Il cherche à expliquer comment cette minorité longtemps circonscrite puis persécutée et proscrite, enfin reconnue, a pu se retrouver, dans les débuts de la Troisième République, au cœur même de la construction de l’État républicain, démocratique et libéral ; comment encore elle a participé si activement à l’histoire industrielle du pays. Cette position charnière occupée alors par les protestants – peut-on dire aux côtés des francs-maçons et de l’autre peuple de la Bible, trois minorités faisant de la France autre chose qu’un État uniformisé à croyance unique – est la consécration tardive et en partie éphémère (l’auteur parle de "la maigreur du moment protestant") du rôle qu’elle a joué de façon constante depuis les guerres (perdues) de Religion. L’acceptation du pluralisme religieux, n’est-ce pas déjà une approche de la démocratie ? Comme le dit Patrick Cabanel à l’occasion de la défaite de la Ligue suivie de l’édit de Nantes, "la France ne sera pas une nouvelle Espagne".

À propos des "Pères protestants de la République", pères fondateurs, l’auteur vient rafraîchir nos connaissances en exaltant en particulier l’action des Renouvier, Ferdinand Buisson, Félix Pécaut, des Monod, des Pressensé. Ensuite, malgré la dite "maigreur du moment protestant", que de rebonds fructueux soulignés par l’auteur : la promptitude avec laquelle tant de protestants prennent leurs distances à l’égard du régime de Vichy et leur rôle dans la protection des Juifs persécutés, leur mémoire les aidant à saisir plus vite que d’autres les enjeux ; le rôle joué par bien des protestants dans l’innovation sociale ou sociétale ; l’importance des racines protestantes de quelques grands politiques de la Cinquième République.

L’historien, très au fait de la société protestante actuelle, se mue volontiers en sociologue et presque en théologien, ou du moins en fin décrypteur des croyances protestantes et de leurs évolutions : le dernier chapitre, intitulé "La différence protestante dans la France contemporaine", fait un large sort à un phénomène qui inquiète plutôt le huguenot tout en étant gage d’avenir protestant : face à la peau de chagrin huguenote, la force croissante du  courant des "chrétiens évangéliques", courant fort dissemblable par sa sociologie, ses tendances politiques, ses pratiques religieuses, sa mémoire. Quant aux chiffres actuels, ils inclineraient plutôt les protestants français à l’optimisme : non plus les 10% de Français du XVIe siècle que représentaient les huguenots, mais, après l’étiage, une remontée sensible par rapport à la période qui va de la Révocation aux années 1970 : "2,5 à 2,8 % des Français de 2010 se disent protestants ou chrétiens évangéliques"   , et peuvent s’y ajouter la catégorie de ceux qui se disent "proches du protestantisme". Optimisme des protestants, moins des huguenots ou réformés, disons des calvinistes français d’origine, "de souche", réduits quant à eux à 0,5 % des Français, et c’est un peu le mot de la fin de ce bel ouvrage : "l’histoire des huguenots est pratiquement close, l’aventure des protestants, en France même, n’a jamais été aussi vivante, riche et diversifiée". Mot d’historien ou mot de huguenot ?

Compte tenu de la spécialisation des formations universitaires, il est rare qu’un même auteur englobe les cinq siècles étudiés avec une telle compétence et une telle érudition : livre utile pour les historiens tant des religions que des rapports des Églises et de l’État, ainsi que pour les protestants, voire pour les catholiques d’aujourd’hui...