Un livre qui éclaire l’œuvre freudienne en étudiant de près les liens entre Freud et des écrivains.

Freud avec les écrivains   , d’Edmundo Gómez Mango et de Jean-Bertrand Pontalis, entend faire “lire Freud autrement”   ; cet essai   donne à relire l’œuvre freudienne à partir d’un riche matériau littéraire dans lequel elle a puisé ses sources : “Freud non seulement reconnaissait sa dette envers les écrivains, il pensait que sur bien des points ils l’avaient devancé”   . Textes à l’appui, qu’il s’agisse de ceux du fondateur de la psychanalyse ou qu’il s’agisse de ceux d’auteurs lus ou rencontrés par lui, la lecture chemine dans la préhistoire d’une œuvre scientifique au style propre et au dessein audacieux. Tout le livre est une suite de mises au point lexicales, voire philologiques, servant au final plus qu’un éloge de la personne de Sigmund Freud.

Le livre de Gómez Mango et de Pontalis s’ouvre par un avant-propos suivi d’une note précédant vingt considérations sur la nature de liens rapprochant Freud d’écrivains ; il se propose de “décrire la relation que Freud avait entretenue avec eux et eux avec lui”   . Il y eut en effet ceux qui l’influencèrent et ceux qu’il influença. Le tout est de bien “mettre en évidence les liens qui unissent la psychanalyse à la littérature, des liens plus forts, plus intimes qu’avec les autres créations artistiques”   .

L’idée n’est pas nouvelle puisque les auteurs, deux membres de l’Association psychanalytique de France, l’ont déjà défendue ; mais pour s’acquitter de cette tâche, ils se partagent les moments de sa démonstration en ramassant la documentation nécessaire et utile qui comprend les repères biographiques et bibliographiques. Fondamentale est la note qui introduit à tout l’ouvrage ; enveloppant la distinction entre le poète (Dichter) et le chercheur (Forscher) qui le structure, elle signifie que Freud fut en dialogue constant avec des écrits fictionnels pour accéder à une vérité psychique et fonder sa science de l’âme humaine.

Dans l’ensemble, ce sont des textes peu connus de lui (articles, essais, lettres) qui sont étudiés ; la lecture fait alors entendre que le discours freudien se bâtit à partir d’inventions poétiques, et ce non sans trahir un sentiment de rivalité, voire de malaise, avec son origine : “La curiosité, mêlée d’admiration mais aussi de jalousie, pour le Phantasieren du poète, est constante dans l’œuvre de Freud”   . De Shakespeare, dont ce dernier fut très tôt imprégné, on apprend qu’il était un “rival”   . Est d’ailleurs évoquée l’importante question de la priorité chez Freud à propos de l’obscur auteur de Fantaisies d’un réaliste qui annonce la définition freudienne du rêve. Car il n’a jamais été question de confondre les champs poétique et métapsychologique ; il a toujours été question de défendre l’autonomie de la science à venir.

Il n’empêche que c’est un “homme du livre”   , qu’on entrevoit d’abord comme un romantique que ses goûts poussent à citer de grands textes. Ainsi Goethe et Schiller sont-ils très présents dans l’élaboration d’une réflexion sur la souffrance, la pulsion, le sublime et la sublimation ; au sujet du premier est même prêté un “trait identificatoire”   à son lecteur précoce. Plus généralement, l’attention portée au langage permet à Freud de réfléchir au fantastique et à son inscription dans l’univers de l’étrange comme du familier ; sur ce point, Hoffmann compte pour sa description des premières impressions psychiques qui déterminent nos perceptions et représentations. La langue allemande nourrit de ses ressources le travail du jeune chercheur qui lit également Heine, ce frère en exil qui médite sur l’enfance et qui inspire à Freud sa réflexion sur le mot d’esprit, ainsi que sa conception laïque de l’existence. Et puis il y a les écrivains compatriotes qui se tournent vers lui, tels Schnitzler et Mann qui écrivent à son sujet.

Dans le domaine de l’imagination et des fantasmes, l’influence est réciproque et les esprits se fécondent. Freud antiquisant se passionne encore pour l’archéologie, rêvant à la Gradiva de la nouvelle de Jensen. Ce “grand destructeur d’illusions”   sait aussi mettre à profit sa lecture de Dostoïevski pour penser le démoniaque. Au fil des pages, on découvre les rencontres livresques et non livresques qu’il fait pour le meilleur de son œuvre avec tous les effets miroir que cela comporte ; elles se résument sans doute à la personne de Zweig dont le nom accompagne la lecture à ses différents niveaux. Bref, les écrivains contemporains, ou non, de Freud lui procurent une réserve inépuisable de sentiments dont l’analyse s’empare pour les théoriser.

Mais Freud se distingue surtout par un “style littéraire propre”   . Le cœur du livre de Gómez Mango et de Pontalis se situe au treizième point – “Freud avec Freud” – où il est question de donner à voir un “Freud écrivain”   . Ainsi le propos se centre-t-il sur le père de la psychanalyse dont la paternité certaine ne doit pas faire oublier à l’occasion qu’il sait écrire de manière romanesque ; on apprend, par exemple, que le titre de la première version de L’Homme Moïse et la religion monothéiste était L’Homme Moïse, un roman historique   . Le livre insiste également sur le compagnon d’infortune dont les écrits furent brûlés par les nazis en 1933 avec ceux de Heine   , de Schnitzler   et de Zweig   . C’est la personne de Freud, un esprit subversif et ouvert, qui se voit en définitive portée au pinacle de l’étude ; est évoqué “son courage, inouï à son époque, de dialoguer librement avec le Dichter dans les moments cruciaux de son œuvre”   .

Freud avec les écrivains est donc un livre apologétique. Pour cette raison, il pèche par excès ; de Freud, il est dit qu’il fut “un des premiers à donner la parole aux femmes”   . Le cas Dora ne détourne-t-il pas de cette croyance ? Enfin, il suffit de citer ce qui vaut comme morceau d’anthologie parce qu’il conclut sur l’homme écrivant son œuvre comme quelqu’un en lequel parlent les deux voix de l’écrivain et du chercheur : “Les ‘moments féconds’ du génie freudien semblent ainsi mélanger les tendances théoriques de haut vol spéculatif avec une force accrue de la poiesis de son travail d’écriture”