Une étude de la philosophie politique de Hobbes, qui renouvelle en profondeur la compréhension que nous en avions.

Nemo ante me…Ce refrain n’est que trop connu dans l’histoire des idées. Les revendications d’originalité, les querelles de priorité et autres accusations de plagiat y vont bon train, ici comme ailleurs. Descartes est peut-être celui qui entonne cette antienne le plus volontiers : "Personne que je sache n’a dit avant moi que l’âme ne consiste que dans ce principe interne ou dans cette faculté que l’homme a de penser"   ; "Elles ont été prouvées par moi [sc. l’existence de Dieu et l’immortalité de l’âme], ce que personne que je sache avant moi n’avait fait"   . Qui ne pourrait citer également de mémoire les premières lignes des Confessions de Rousseau : "Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple, et dont l’exécution n’aura point d’imitateur" ? L’histoire de la littérature et, plus encore, l’histoire de l’art, regorgent de démonstrations d’humilité de ce genre   . Rien de moins original, en somme, que de protester de son originalité.

Hobbes aura-t-il sacrifié lui aussi à cette tradition de complaisance à l’égard de soi-même en réclamant l’honneur d’être tenu pour l’inventeur de la philosophie politique ? Car les déclarations par lesquelles il prétend être le premier à fonder une philosophie politique ne manquent pas sous sa plume. "Je présente ceci [sc. les Elements of Law] à votre Seigneurie comme la seule et véritable fondation d’une telle science [sc. la science politique]», écrit-il en 1640   . Et quelques-années plus tard : " La philosophie politique est encore plus une nouveauté [que les autres sciences] puisqu’elle n’est pas plus vieille que le De Cive, que j’ai moi-même écrit"   . Faut-il voir là un simple témoignage de vantardise ? Hobbes s’en défend expressément, et il le répétera avec assez d’insistance pour que l’on prenne au moins au sérieux de telles déclarations. Toutefois, l’absence de lucidité avec laquelle il a poursuivi le contentieux avec Wallis sur les problèmes de géométrie, comme sa prétention à avoir apporté la solution à la quadrature du cercle ou à la duplication du cube, n’inclineraient-elles pas plutôt à douter de sa capacité à évaluer à leur juste prix ses propres travaux ?

Le propos du livre de Philippe Crignon, issu d’une thèse de doctorat soutenue en 2007, est de justifier la prétention de Hobbes à être le fondateur d’une époque nouvelle en matière de philosophie politique, et de situer précisément le lieu de cette rupture avec la tradition dans la doctrine de la représentation, telle qu’elle est exposée dans le chapitre XVI du Leviathan – lequel peut bien être tenu pour le chapitre clé de l’œuvre la plus décisive de Hobbes. Il en résulte un travail remarquable à tous égards, d’une grande érudition, aussi précis et pointu dans ses analyses de détail qu’il est ample dans la perspective d’ensemble qu’il prend sur la philosophie de Hobbes et, plus largement, sur l’histoire de la philosophie politique (de Platon à Schmitt, en passant par Marsile de Padoue, Althusius, Gerson, Duplessis-Mornay, Bodin, Pufendorf, Rousseau et Arendt). L’importance cruciale du chapitre consacré à la représentation n’avait certes pas échappé aux commentateurs de Hobbes, mais le mérite d’avoir su en élucider les tenants et les aboutissants, et d’en mesurer l’exacte portée dans le cadre d’une ontologie politique, revient sans doute à Philippe Crignon dans le livre dont il va être question ici, lequel est appelé à faire date, nous semble-t-il, dans les études hobbesiennes.

Ontologie politique

Commençons par ce dernier point : en quel sens peut-on parler d’ontologie politique chez Hobbes ? Qu’il y ait place pour une métaphysique dans cette philosophie, la chose est bien connue. Hobbes est notoirement un philosophe matérialiste, et cette obédience s’énonce dès les premiers textes du philosophe comme un parti-pris anti-spiritualiste pouvant être ramassé en une formule : tous les étants sont des corps (ens = corpus). Mais quel rapport y a-t-il entre une telle thèse métaphysique et la philosophie politique ? Hobbes est très éloigné, semble-t-il, du discours ontologique quand il développe sa doctrine civile et qu’il s’attache à découvrir les droits et les devoirs des sujets et des souverains. Son vocabulaire relève de l’anthropologie, de la morale et de la politique. Il ne dit pas Être mais Etat. Quel sens ya a-t-il à parler d’ontologie politique ?

La première thèse originale et véritablement éclairante que défend Philippe Crignon consiste à montrer que la grille de lecture ontologique est en vérité indispensable pour saisir la signification de l’entreprise politique de Hobbes. C’est ici qu’il faut se souvenir que Hobbes parle de fondation d’un Etat et non pas de sa production : produire suppose un monde déjà constitué à l’intérieur duquel de multiples possibilités sont offertes ; fonder ne s’effectue pas à l’intérieur d’un monde, mais délivre la condition ontologique pour qu’il y en ait un. En toute rigueur, rien ne prééxiste au geste de fondation. Lorsque donc il est question de fonder l’union civile, il faut bien comprendre que cette fondation ne revient pas seulement à faire exister des relations pacifiques, ou à produire un étant parmi d’autres, mais à instituer l’être, parce qu’il a besoin d’une telle institution. A défaut d’institution politique, les hommes, conformément à la description hobbesienne de l’état de nature, s’entre-déchireraient, ce qui veut dire que sans l’union civile, ils ne seraient pas capables d’actions communes, et n’auraient donc aucune existence. Le primat de la paix sur la guerre est de l’ordre de l’être bien plus encore que celui de la valeur. La paix, au sens politique du terme, est la condition de possibilité de l’existence de la communauté comme telle : c’est elle qui résout la contradiction de la nature par elle-même et pose les conditions de possibilité d’un monde humain. A ce titre, la fondation de l’Etat peut être dite constituante et originaire, puisqu’elle correspond d’une part à une mise en cohérence de l’être avec lui-même, et, d’autre part, à l’avènement d’un étant nouveau : l’Etat.

Si l’Etat est un étant à part entière, c’est-à-dire un corps ou une matière (comme il s’ensuit de l’équation ens = corpus), il ne peut être une simple somme d’individus (une multitude, aussi organisée soit-elle), il doit être lui-même un individu (un peuple). Se pose alors le redoutable problème de l’individuation et de l’identité de l’Etat, c’est-à-dire, en termes ontologiques, le problème de la détermination de l’union et de l’être commun de la pluralité des hommes qu’institue l’Etat. La doctrine de la représentation est précisément appelée à apporter des éléments d’intelligibilité permettant de comprendre pareille configuration de l’être commun. C’est elle qui permet de penser à nouveaux frais la relation du peuple au souverain, c’est elle qui constitue la condition de possibilité de toute communauté, et du même coup la condition de pensabilité du politique. Comme le montre Philippe Crignon, Hobbes aura cherché pendant des années à élaborer cette doctrine, qui apparaît comme la clé de voûte de l’édifice théorique qu’il a construit, autour de laquelle il n’aura cessé de tourner depuis les Elements of Law où il parlait déjà de la volonté du souverain qui "tient lieu" de celle des citoyens ou doit "être prise pour" celle-ci, mais qui ne trouvera de formulation complète que dans le Léviathan. Si la philosophie que Hobbes y expose peut se voir attribuer une importance historique, ainsi qu’il le prétend, c’est dans la mesure où il a rouvert la question ontologique du politique, pour lui apporter, avec la représentation une nouvelle réponse.

Entre matérialisme et nominalisme : la voie étroite d’un théorie de la représentation

Avant (et afin) de pouvoir apprécier l’originalité et la force de la thèse de la représentation, il importe de préciser la question à laquelle elle est censée apporter une réponse. Cette question est celle des conditions de constitution de l’union civile, entendue comme union des volontés particulières, elle-même comprise comme inclusion ou implication des volontés particulières dans la volonté d’un seul qui fera loi pour tous. Comment peut-on, littéralement, communiquer sa volonté et vouloir par un autre ? Comment peut-on inclure ce qui est par essence exclusif ?

Hobbes aura avancé bien des formules dans l’espoir de résoudre ce problème. Si l’inclusion est un transfert, c’est-à-dire une convention, quel est l’objet de ce transfert ? Le droit que chacun possède sur toutes choses (comme la loi naturelle l’annonce) ? La volonté des particuliers ? Les forces dont chacun dispose ? Le droit que l’on a sur ses propres forces ? Mais dans ce dernier cas, l’union authentique qu’est censé réaliser l’Etat se délite en une forme de non-résistance passive de chacun face au souverain : la multitude est fort éloignée de former un peuple. L’union civile recherchée ne s’obtient pas par une soumission des volontés de chacun à celle du souverain, mais par leur identification à celle-ci. Les sujets doivent s’approprier par principe la volonté souveraine. C’est par l’identification à une volonté singulière que la multitude peut s’unir et devenir un individu à part entière, dotée d’une volonté propre, d’actes et de droit personnels.  

Mais pareille thèse n’implique-t-elle pas d’accorder une existence à une association humaine et corrélativement à une personne collective en tant que telles ? L’idée qu’une pluralité d’hommes en viennent à former un unum quid et une vera omnium unio suppose qu’on admette qu’il existe autre chose que du singulier – ce que nie tout partisan du nominalisme pour lequel le singulier est seul à exister réellement. Aux yeux d’un nominaliste conséquent, le terme de "peuple" est un mot collectif, qui renvoie, non pas à une entité réelle et unifiée grâce à l’établissement d’une volonté unique contenant les volontés des individus, mais à une entité nominale, à une manière de parler. Comment Hobbes peut-il concilier ses options métaphysiques majeures (matérialisme et nominalisme) avec son projet de fondation du politique dont la tâche principale est de rendre compte de l’être commun d’une association humaine ? 

C’est ce problème que la doctrine de la représentation est censée résoudre. Une multitude d’hommes individuels forment une unité (un peuple, une communauté) en instituant un souverain qui les représente. La représentation est donc la condition de possibilité de l’union civile, elle n’est pas une procédure qui viendrait s’ajouter à une unité déjà réalisée. En toute rigueur, la représentation n’est pas un mandat : un peuple ne peut pas se donner un représentant, étant donné qu’il n’est un peuple que parce qu’il est déjà représenté par un souverain qui lui octroie son être et son unité. Elle n’est pas non plus un "concept" (comme le fait remarquer Philippe Crignon, il est très significatif que Hobbes, pourtant si soucieux de définir le moindre de ses concepts, ne définisse jamais le terme de représentation) ; la représentation est un schème, une figure, ou une configuration de l’être. Elle n’est pas une propriété qui s’ajouterait à la communauté civile, mais sa condition ontologique, elle configure l’être commun et son unité en même temps qu’elle les institue. La représentation conditionne l’être commun, à la fois au sens où elle en pose la condition et où elle le détermine d’une certaine façon.

Le frontispice du Léviathan

L’une des implications les plus fascinantes de cette théorie est qu’elle débouche sur une personnification de l’Etat qu’illustre le célèbre frontispice du Léviathan donnant à voir un grand homme composé d’individus agglomérés les uns aux autres. Frontispice remarquable en ce qu’il semble reconduire la doctrine de l’incarnation de la communauté rendue célèbre à travers la métaphore traditionnelle organiciste du "corps politique" avec laquelle la doctrine de la représentation politique entend précisément rompre. Le corps composite du colosse semble se présenter en effet comme une version picturale de l’incorporation civile, et s’offre à contempler au seuil même de l’ouvrage qui accomplit pourtant la tâche historique de substituer le schème de la représentation à celui de l’incarnation.

Car le principe de la représentation politique, en vertu duquel un peuple parvient à instaurer son unité, exclut que le peuple soit uni au souverain, comme le propose la gravure : la théorie de la souveraineté exige tout ce qui est nécessaire au salut public, mais non pas davantage, c’est-à-dire qu’elle entraine le devoir principiel d’agir à l’intérieur du cadre légal, mais non pas d’y apporter une adhésion affective ou intellectuelle. L’autorité politique, selon Hobbes, s’arrête au seuil de la conscience des individus : le souverain est tout au plus l’âme de l’Etat, comme l’avait déjà dit le De Cive, mais certainement pas sa tête. Dans ces conditions, il faut comprendre que le Léviathan, loin de rendre compte de l’union politique que Hobbes conçoit sous le nom d’Etat, donne à voir son passage à la démesure. Léviathan est le nom de cette hybris – de là l’emprunt de son nom au monstre marin de la Bible. Ce que le frontispice révèle, en fin de compte, est qu’il existe non pas deux, mais trois stades du politique chez Hobbes : l’état de nature, l’Etat politique, et Léviathan – son débordement mythique. L’image veut donner à voir l’hybris qui menace toujours l’Etat lorsque les hommes qui y sont réunis y sont écrasés les uns contre les autres sans disposer d’espace interstitiel leur permettant de se présenter et d’apparaître les uns aux yeux des autres.

Par où il est possible de démontrer, pour finir, que Hobbes, loin d’avoir été le premier théoricien du totalitarisme, comme le reproche lui a souvent été fait, aura plutôt été le premier à mettre au jour les ressorts de la domination politique dont le totalitarisme a été la forme la plus terrifiante et la plus scélérate que l’on ait connue. C’est cette dernière thèse que soutient brillamment Philippe Crignon, en tentant un rapprochement très convaincant avec les analyses d’Arendt sur le totalitarisme : "La terreur totale", écrit-elle, "ne laisse pas derrière elle d’anarchie arbitraire ; elle ne se déchaîne pas au profit d’une volonté arbitraire, ou du pouvoir despotique d’un homme seul contre tous, encore moins une guerre de tous contre tous. Aux barrières et aux voies de communication entre les hommes individuels, elle substitue un cercle de fer qui les maintient si étroitement ensemble que leur pluralité s’est comme évanouie en un Homme unique aux dimensions gigantesques"   . Hobbes aura été le premier a montré comment le Léviathan surgit depuis l’espace du politique en outrepassant le politique en ce qu’il ne résout le problème de l’unification de la pluralité humaine qu’en l’anéantissant à l’intérieur d’un grand corps terrifiant