Une approche philosophique de la crise comme phénomène indispensable à l'évolution humaine.

"Nous sommes alors passés d'un futur indépendant de nous, extérieur à toute emprise humaine, à un futur domestiqué et maîtrisé puis à un futur dont nous reconnaissons l'opacité. Le monde qui a été perdu, le monde abandonné par Dieu, devient une tâche à accomplir."

Finance, chômage et austérité dessinent les contours de la crise dans nos esprits. Sans nier cette réalité économique propre à notre époque, Myriam Revault d'Allonnes perpétue le rôle du philosophe défini par Kant en confrontant sa discipline à l'actualité, en questionnant le présent "en ce qu'il apporte comme différence" par rapport à l'Histoire. Pour mieux dégager des réalités historiques de ses observations. Dans son ouvrage La Crise sans Fin, elle affirme que "la crise n'est pas une maladie" mais qu'elle constitue une part essentielle de "l'expérience moderne du temps et de l'histoire".

Non, la crise n'est pas seulement le fléau rampant que nous décrions. Elle est aussi problématique que créatrice et pousse constamment l'Homme à élaborer de nouvelles réponses. En partant de notre constat d'impuissance  contemporaine face à la crise, Myriam Revault d'Allonnes déroule une argumentation convaincante sur notre conception du temps et de nous-mêmes. Elle nous démontre que l'accélération des rythmes de vie, de l'innovation technologique, amène l'Homme à ne plus pouvoir compter sur les expériences passées devenues trop lointaines pour comprendre le présent ou même se prémunir du futur.

Perception, raison et expérimentation

Dans notre société, l'axiome des temps modernes - percevoir, raisonner et expérimenter - ne permet plus de concevoir l'avenir avec confiance. Par ces trois canaux, l'Homme des Lumières était capable de définir des lois et des  normes lui permettant d'agir par rapport aux expériences passées. Cette méthodologie n'a plus de prise sur un temps étanchement séparé entre passé, présent et futur. La crise est désormais le cadre de notre existence, et il semble difficile de le dépasser par les moyens philosophiques que l'Homme s'est forgé. Là où la Révolution française "ne se laissait même pas 7 jours pour refaire le monde" (E. Quinet), les métamorphoses politiques de notre temps pèsent par le poids qu'elles exercent sur l'actualité, pas par l'action en elle-même.

La puissance d'action, l'emprise sur le temps qu'éprouvaient les Modernes puisait aussi sa force dans la proximité temporelle entretenue entre les différentes générations qui coexistaient. Tocqueville souligne un hiatus entre absolutisme et démocratie. Sous le premier régime, les temps étaient "quasi immobiles" et les hommes liés à la volonté d'un seul. Selon ses propres mots, "le maître et l'esclave étaient placés, par leur fortune, leur éducation, leurs droits, à une distance presque infranchissable sur l'échelle des êtres, et pourtant le temps finissait par les lier ensemble"   . Passé dans la démocratie, le pouvoir se partage, et la prise que chacun exerce sur celui-ci aussi. Combinée à l'accélération du temps, le penseur français ajoute que "la démocratie brise la chaîne sociale et met chaque anneau à part".

"Plus nous gagnons du temps, plus nous en manquons"

L'accélération du temps a une influence sociale et politique majeure sur les sociétés. Elle s'explique par trois principaux phénomènes, développés par Rosa dans son ouvrage Accélération : l'accélération technique, des rythmes de vie, et des mutations sociales et culturelles. Devenu moteur de l'Histoire par cette accélération, le temps a pour mission politique d'incarner un progrès de plus en plus palpable et toujours plus discutable sur le fond. Mais l'accélération n'est pas forcément synonyme de progrès. Paul Virillo utilise le terme paradoxal d' "immobilité fulgurante". "Plus nous gagnons du temps, plus nous en manquons" ajoute alors l'auteure qui décrit les rouages de cette spirale contemporaine   : "Toute révolution technique entraîne des mutations d'ordre social qui donnent lieu à une accélération des rythmes de vie, appelant à leur tour de nouvelles innovations techniques"   . Une conséquence et une cause de l'avènement d'un nouveau monde décrit par Weber comme une véritable "cage d'acier de la rationalisation capitaliste". Une heure de retard sur une journée de cheval n'a que peu d'incidence, mais combien d'entre nous ont déjà pesté pour quelques minutes de retard de leur train ?

L'auteure soulignait au début de son livre que le terme de crise provient du vocabulaire médical. L'analogie entre perception contemporaine du temps et dépression   illustre parfaitement le phénomène "d'immobilité fulgurante" : "La dépression peut être envisagée comme une conséquence de la dégradation de l'expérience du temps. Elle répond en effet au sentiment d'un temps "coagulé" et "suspendu": l'orientation vers l'avenir s'en trouve complètement modifiée sinon annulée. La dépression est peut-être la pathologie la plus caractéristique de notre vécu contemporain. Maladie de l'homme privé de l'ouverture aux possibles, elle est de ce fait une pathologie du lien social."

Autre conséquence de ce changement de paradigme, "le passé n'éclairant plus l'avenir, c'est à l'avenir qu'il revient de justifier le présent." Quelle que soit la conception du temps, la crise reste un moment où de nouvelles alternatives s'élaborent pour répondre à un problème nouveau auquel les solutions passées n'ont plus de réponse. La fonction critique du temps reste donc la même, mais l'Homme n'en a plus la même perception. Lui qui considérait son "pouvoir-agir" comme illimité a remplacé le "principe d'espérance" d'Ernst Bloch par le "principe de responsabilité" d'Hans Jonas. Le développement effréné technique et technocratique pour répondre aux questions soulevées par la modernité suscite de nouvelles interrogations. C'est pourquoi l'auteure parle du progrès comme du "créateur de sa propre contrainte". La démocratie est elle aussi tombée dans ce piège en passant d'une dynamique de construction à la peur de la destruction de ses acquis. La recherche de sécurité et sa prégnance dans les discours politiques est un des symptômes de ce renversement.

"Heuristique de la peur"

Ce changement s'est opéré autour d'évènements historiques inédits, qui "ont introduit l'idée que l'humanité future est fragile et périssable". Totalitarisme, catastrophes naturelles et industrielles, les raisons de ce revirement sont nombreuses. A partir de cette crainte, l'Homme a forgé une nouvelle dynamique: la peur ne doit pas être irrationnelle et incontrôlable, elle doit être calculée et mesurée afin d'orienter le progrès, donner un sens à l'Histoire grâce à "l'heuristique de la peur" dont parle Hans Jonas. Les sociétés contemporaines versent dans le calcul du risque, ce n'est plus la croyance en un avenir meilleur mais la volonté d'échapper au pire qui meut les hommes à travers le temps. Et plus nous cherchons à limiter ces risques, plus les solutions qui s'offrent à nous se multiplient, et se décrédibilisent et se contredisent. La politique constitue la partie émergée de ce phénomène, elle qui ne peut plus que répondre aux problèmes sans jamais initier de dynamique.

Ces réponses sont "circonstancielles, dûes à des pressions extérieures, au nombre desquelles il faut évidemment compter celles qui, émanant des médias, entendent transformer chaque décision en nouvelle de dernière heure. La distorsion croissante entre le temps long de la politique délibérative et le temps court de la politique décisionnelle creuse encore le paradoxe pusqu'il faut décider de plus en plus vite ce qui va entraîner des effets à très longue portée"   .

Reste-t-il quelque chose à décider ?

Ultime preuve de l'affaiblissement de la politique face au temps, l'émergence de nouveaux courants politiques sans projet temporel - socialisme, libéralisme - loin du progressisme ou du conservatisme qui développaient une vision de l'avenir. N'y a t-il alors "plus rien à décider" du futur, comme Myriam Revault d'Allonnes semble l'affirmer ? La crise actuelle est une crise de notre savoir et de notre action face à un phénomène difficile à saisir car diffus. Elle signifie "l'indécision", l'extrême opposé de ce qu'elle a pu déclencher avec la modernité. L'impuissance est un germe profond de l'indécision. Quand Weber parle de "déshéroïsation" de la politique, il considère que bureaucratisation et démocratisation ont enlevé au système politique tout charisme, et marquent "la fin des grands récits et de leur capacité à  mobiliser des énergies collectives".

La crise est désormais double

Sans prétendre détenir une vérité unique, l'auteure esquisse une ouverture plutôt optimiste en guise de conclusion de son essai. Elle réaffirme la force motrice de la crise, dont "la force contraignante porte à élaborer une autre compréhension de la réalité, à abandonner la recherche du dénouement pour envisager son pouvoir de questionnement". La crise est désormais double. Il s'agit maintenant pour l'Homme de résoudre l'état critique d'impuissance dans lequel il s'est lui-même placé, en remettant la science et le progrès à son service. Vaincre la crise d'un "projet originairement enraciné dans le monde concret" qui s'est peu à peu réduit au "seul savoir mathématico-physique". En écrivant cet essai, Myriam Revault d'Allonnes fait preuve d'humilité en replaçant la philosophie au plus près des questions sur le sens de l'existence humaine. Elle intègre dans son discours construit sur un rationalisme philosophique les critiques qu'elle adresse au monde contemporain. La démarche entretient le questionnement permanent du philosophe, sur le monde et sur sa discipline