* Sylvie Laurent est américaniste. Elle a publié récemment Poor White Trash. La pauvreté odieuse du Blanc américain   . A travers cinq auteurs américains du XXe siècle, elle propose de cerner cette figure souvent repoussoir de l’imaginaire littéraire et social des Etats-Unis.

 

Nonfiction.fr - Le poor white trash (la "raclure blanche") est une figure de l’imaginaire américain qui est au croisement des questions de race et de classe. Comment cette figure émerge-t-elle ?

Sylvie Laurent - La figure du poor white trash émerge pour rendre compte de ce qui semblait inconcevable dans la société américaine, pour justifier un impensé : que dans ce pays pionnier, fondé par des Blancs pour des Blancs, certains Blancs ne se conforment pas à ce modèle et soient plus proches des esclaves noirs. Les premiers explorateurs, comme William Byrd, au XVIIIe siècle, se disent : "En réalité, ces Blancs ont été s’acoquiner avec les Indiens, ils sont métissés". En Géorgie et là il y a des plantations de coton, on se dit que les Blancs pauvres se seraient encanaillés, c’est-à-dire métissés, avec les Noirs. Au XIXe siècle arrive l’explication eugéniste. La question sociale commence à se poser. Certains Américains, nourris de ce qui vient de Grande-Bretagne, se demandent si ce ne serait pas les mêmes pauvres que ceux qu’il y avait dans les taudis londoniens et que la Couronne a envoyé aux colonies. On continue à inventer une mythologie pour justifier une réalité sociale qui est que tous les Blancs ne réussissent pas, ne sont pas propriétaires de leurs terres, et ne sont pas intrinsèquement les maîtres.

 

En quoi la figure du poor white trash est-elle essentielle pour penser les Etats-Unis ?
Les Etats-Unis sont un pays qui s’est toujours interrogé sur son identité. Qu’est-ce que ça veut dire être Américain ? Comment peut-on être grassroot, native ("authentique") alors qu’on est un pays qui s’est fondé avec les immigrés ? Cette quête est d’autant plus obsédante que les Blancs ont exterminé les Amérindiens : la question raciale a donc toujours été liée à la question de l’identité nationale. Au XIXe siècle, en Europe, l’analyse marxiste prévaut : la race est considérée comme une ruse utilisée par le patronat pour diviser les classes laborieuses. Aux Etats-Unis, c’est l’inverse. La stratégie a été de dire qu’il n’y avait que des Blancs ou des Noirs. Et ceux qui se trouvent au milieu, on les renvoie aux minorités. On parle du poor white trash comme s’il était de couleur : finalement s’ils sont si pauvres, et si visiblement pauvres, c’est qu’ils sont un peu basanés. Cette figure du poor white trash est un fantasme, un discours social. Aux Etats-Unis, il n’y a - dans le discours - pas de pauvres, il n’y a que des classes moyennes : plutôt que d’avoir à accepter la pauvreté comme réalité sociale américaine, on invente un récit qui donne un sens à la pauvreté des Blancs. Aujourd’hui, quand Mitt Romney dit que la moitié du pays ne va pas voter pour lui parce que ce sont des assistés qui vivent des aides d’Etat   , il tient le même discours de stigmatisation. Les pauvres sont responsables du fait qu’ils ne réussissent pas. "Ils ne se sentent pas prêts à se prendre en main – take responsibility for their life", dit Mitt Romney. Là, il ne parle pas seulement des Blancs ; mais c’est toujours le même discours de haine sociale.

 

Le poor white trash est une figure masculine. Où sont les femmes ?
C’est une figure qui est très lié à la question de la virilité, à cette puissance dont on aurait été privé, à cette interrogation du cowboy américain : est-ce qu’on est vraiment des Américains ? Est-ce qu’on est vraiment celui qui domine ? Prenez Eminem par exemple : il accuse sa mère d’être une poor white trash. Il est dans un rapport de grand machisme comme un homme blanc qui veut récupérer une forme de pouvoir. Les questions de genre se faufile toujours dès qu’il est question d’angoisse et de perte de pouvoir.

Mais il y a plusieurs femmes poor white trash, même si elle n’apparaissent pas dans le livre. Dans la littérature, Dorothy Allison   est la grande romancière du poor white trash. Carolyn Chute aussi   . Toutes deux ont travaillé sur leur propre enfance dans une famille poor white trash, ce que c’est d’être battues, violées et comment survivre. Zora Neale Hurston décrit en 1950 un personnage bouleversant de pauvre blanche de Floride   . Or elle-même est tout le contraire ! La romancière est en effet noire et très éduquée. Elle ne peut pas être plus éloignée de cette figure-là, et en même temps, elle a été une jeune fille noire discriminée. Au-delà de la sororité, il y a des formes de compagnonnage interracial. Entre parias, on partage les mêmes quartiers, on souffre d’une certaine façon de la même stigmatisation de la part de la bourgeoisie.

 

Qu’est-ce qui distingue le poor white trash d’autres figures de Blancs pauvres, comme le plain folk, le hillbilly et le redneck ?
Le plain folk est connoté de façon positive : c’est le bon gars du cru, authentique, qui n’a pas été perverti par la civilisation. Le hillbilly a une image ambivalente. Il est situé géographiquement : ce sont les Appalaches, qui ont elles-mêmes une image duale, celle d’une Brocéliande américaine, où on aurait été préservé de la civilisation. En même temps, cette pureté a un coût, l’endogamie, et donc la dégénérescence. Le hillbilly est à l’origine de la country music, il apporte le folklore, mais il est aussi perçu comme un peu simplet : c’est le cousin de la cambrousse. Le redneck est déjà beaucoup plus proche du poor white trash : c’est la figure de la brute épaisse du Sud, sous-éduquée, rustique et grossière, qui est en général associée à l’image du raciste le plus caricatural, qui agite le drapeau confédéré. Ça a été très pratique pour les classes dominantes du Sud pour justifier le racisme : les racistes, c’était ces "péquenauds" vulgaires qui incarnaient ce qu’il y avait de pire. Toutes ces figures sont très liées au Sud : il faut qu’il y ait des Blancs, des Noirs et un système de classe pour que ça marche.

Au début, le terme a été utilisé par les Noirs…
La première occurrence historiographique de "poor white trash" date de 1830, lorsque la femme riche planteur dit "J’ai entendu mes esclaves parler entre eux, en particulier mes esclaves domestiques, et ils décrivent les Blancs sans terre qu’ils voient travailler dans les champs en disant "poor white trash", comme pour dire 'qu’est-ce que c’est que ces Blancs qui vivent moins bien que nous'?" Cette femme trouve ça très drôle sans comprendre que le ver est dans le fruit : à partir du moment où les Noirs constatent que les Blancs peuvent être en deçà d’eux, ils comprennent que la suprématie blanche est un mensonge. Le terme permet aux Noirs de se rehausser, et c’est le début de la fin pour l’élite blanche qui devra ensuite constamment revitaliser le thème de la race pour éviter que les Blancs ne s’unissent avec les Noirs.

 

Vous proposez de cerner ce fantasme littéraire et social du poor white trash à travers cinq auteurs, Sherwood Anderson, Erskine Caldwell, Harper Lee, Russel Banks et Eminem. Pourquoi avoir choisi ces auteurs ?
Je commence le travail en 1920 avec Sherwood Anderson, au moment où Poor White est publié. C’est une période importante sur le plan de l’industrialisation : les Etats-Unis s’interrogent sur la figure du travailleur. Dans le même temps, ce livre a en arrière-plan, toute la littérature du XVIIIe et du XIXe siècles avec comme œuvre majeure, Huckleberry Finn. Je comprends le livre de Sherwood Anderson comme une relecture de Mark Twain. Mark Twain est lui-même un écrivain qui cherche à comprendre ce qu’est l’Amérique "d’avant" : Huckleberry Finn est censé se dérouler avant la guerre civile. Il y a un jeu de poupées gigognes où l’Amérique se relit elle-même et s’interroge par la réalité littéraire sur ce qu’elle a été. Avec Caldwell aussi, la figure du poor white trash est toujours ambivalente : on se demande si l’industrialisation a été une bonne chose pour les gens du cru. Comme le discours socialisant a assez peu pris, il y a peu de conscience de classe après les années 1930. Dans les années 1960, les questions raciales deviennent centrales. C’est un moment charnière. Le poor white trash devient une figure entièrement négative, une pure abjection. Et ensuite, petit à petit, on se retrouve avec une nouvelle génération d’auteurs qui se réapproprient cette question de façon réflexive en passant au récit autobiographique. Dorothy Allison, notamment est dans cette ambivalence-là. Russell Banks aussi. Ces auteurs décrivent leurs familles, leurs racines dites "white trash". La figure du pauvre blanc prend la parole. Le "il" devient "je". C’est cette dialectique qui m’intéressait. On finit avec Eminem, qui est dans la subversion absolue. J’ai essayé de garder les auteurs qui étaient la quintessence de cette dialectique-là. Et de faire connaître des auteurs peu connus mais que j’admire beaucoup. Je voulais aussi apporter une lecture différente d’auteurs très connus, comme Harper Lee : To Kill a Mockingbird est toujours vu comme le roman de la réconciliation raciale, mais ce sont des Blancs riches qui accusent les Blancs pauvres d’être responsables du racisme pour se défausser opportunément de leur propre racisme.

 

Vous évoquez, dans l’introduction, les whiteness studies, qui, dans la veine des cultural studies, déconstruisent l’identité blanche. Que disent les whiteness studies ? 
Les whiteness studies sont florissantes aux Etats-Unis, en témoigne l’un des derniers titres parus Look, a White!   qui postule un retournement de ce que Fanon raconte dans Peau Noire, Masques Blancs : la surprise devant la peau noire. Là, on s’étonne de "l’identité blanche", on la questionne dans ses implications implicites et l’on pose qu’elle n’est ni "naturelle" ni "invisible". Les Blancs ont toujours été pensés comme une catégorie neutre racialement. Les whiteness studies montrent, depuis les années 1990 où elles ont émergé, qu’il y a en réalité derrière cette neutralité une position d’ascendance qu’il faut analyser, un postulat de préséance raciale qu’il faut déconstruire. La whiteness [le fait d’être Blanc ou la blanchité, ndlr] est une catégorie normative. On pose la question suivante : qui a intérêt à parler d’une société colorblind [aveugle à la couleur de peau, ndlr] ? Nier le racisme, c’est renforcer la position privilégiée des Blancs. Etre aveugle à la race, est-ce que ça veut dire ne plus considérer que les revendications raciales sont pertinentes ? N’est ce pas annuler, effacer le racisme que dire, comme l’a fait Obama à Philadelphie pour affirmer son désir de réconciliation nationale, que l’on peut mettre sur le même plan, white resentment [le ressentiment blanc, ndlr] et black anger [la colère noire, ndlr]   ?

Les whiteness studies ont aussi participé de la réflexion sur les identifications symboliques : blanc, c’est une catégorie vide, un concept fourre-tout, un pur élément de discours qui permet de maintenir l’Autre de l’autre côté de la barrière. Il y a peu de temps, on considérait que les Hispaniques y appartenaient. Il y a eu des arrêts de la Cour Suprême qui disaient tel Indien est Blanc, tel autre ne l’est pas. Les Irlandais n’étaient pas "Blancs" quand ils sont arrivés. "Blanc" est un club très select, un club fermé, et le billet d’entrée à ce club des Blancs mérite d’être observé de près, c’est compliqué d’être Blanc, et c’est plus compliqué pour certains que pour d’autres. L’Autre par excellence reste le Noir.

Il existe aussi des white trash studies, qui sont une toute petite excroissance des whiteness studies, avec des chercheurs comme Matt Wray   ou John Hartigan   .

Si les catégories raciales sont des constructions discursives, on revient à une lecture marxiste : ce qui devrait faire réalité, si l’on peut dire, ce sont les différences sociales.
Toni Morrison ouvre son roman A Mercy par la Beacon’s rebellion magistralement analysée par Howard Zinn : en Virginie au XVIIe siècle, les pauvres Blancs et les Noirs s’unissent pour faire un soulèvement populaire. Face à ce spectacle, les planteurs blancs se disent qu’il faut inventer quelque chose qui empêche pour toujours cette union. Toni Morrison dit : la race a été inventée pour que les antagonismes de classes ne l’emportent jamais. Toute cette question de la race et de la classe aux Etats-Unis repose sur la façon dont on a créé cette catégorie de "noir". Morrison raconte que le premier mot qu’on apprend aux immigrés à la descente du bateau , c’est "nigger". C’est une parabole : à partir du moment où ils peuvent dire "nègre", où ils peuvent définir l’Autre, alors ils peuvent intégrer le club très fermé des Blancs, alors ils sont Américains. Les poor white trash ont beaucoup prononcé ce mot pour obtenir le précieux sésame de la conformité sociale, mais "poor white trash", c’est aussi une insulte raciste, l’équivalent inversé de "nigger".

 

Quelle est l’importance des questions raciales dans la campagne électorale actuelle ?
La question blanche demeure très présente   . Cette angoisse est d’autant plus importante que l’équilibre démographique actuel tend à marginaliser l’électorat blanc. Aujourd’hui, c’est peut-être la première élection dans laquelle le nouvel équilibre des forces démographiques peut vraiment changer la donne. Le Parti Républicain est en crise parce qu’il a engagé sa ligne sur celle du Tea Party, qui consiste à être le parti de la cause blanche – pas seulement le parti des Blancs. Or s’ils ne sont que ça, ils sont condamnés à disparaître, ce qu’a d’ailleurs pointé Jeb Bush au sein du parti par exemple.

 

Quel bilan tirez-vous de la présidence d’Obama sur les questions raciales ?
Aujourd’hui, même si l’on peut certainement parler de désillusion entre Obama et les minorités   il s’agit de s’assurer qu’Obama puisse avoir un second mandat qui lui permette de mettre en place une politique véritablement progressiste. Tant que la question de la pauvreté ne sera pas réglée aux Etats-Unis, le sort des minorités ne sera pas amélioré. Le Black Caucus [le groupe parlementaire des Démocrates afro-américains au Congrès, ndlr], des associations et certains chercheurs comme Cornel West, qui a écrit The Rich and the Rest of Us   , se sont engagés non sans raison dans une campagne sévère contre Obama, lui reprochant de ne pas avoir suffisamment pris à bras le corps la question de la misère chez les Noirs et les Latinos. Sur le plan du symbole, l’image d’une famille noire à la Maison Blanche a fait beaucoup de bien à ce pays. Ça ne veut pas dire que la question raciale est résolue aux Etats-Unis, on est loin du post-racial   , mais c’est quelque chose qui compte

 

* Lire aussi :

- Le dossier de nonfiction.fr consacré à Obama : Obama candidat, Obama président. Et retour ? 

- La tribune de Sylvie Laurent dans Le Monde : "Le 'Petit Blanc' n'est plus ce qu'il était"