Une somme impressionnante d’érudition et un remarquable outil de travail au service, hélas, d’une vision conservatrice du libéralisme.

Le recueil d’Alain Laurent et Vincent Valentin constitue un remarquable outil de travail pour tous ceux qui s’intéressent à la nature et à l’histoire du libéralisme. Il est, en effet, salutaire de mettre à la disposition du lecteur un tel ensemble de textes. L’ouvrage, divisé en 3 parties (l’émergence du libéralisme, son affirmation et son renouveau), parties elles-mêmes organisées autour de quelques thématiques centrales de la pensée libérale (tolérance, libertés politique et économique, etc.), attache une très grande place aux spécificités nationales (Lumières françaises, enlightement anglo-écossais, aufklärung allemand) et, surtout, met à notre disposition des textes rares (Pierre Jurieu, Lysander Spooner, Charles Dunoyer, etc.) sans évidemment négliger les classiques. Sur chacun des auteurs, Laurent et Valentin apportent un éclairage dont le lecteur ne peut que tirer un grand profit. Ce qui fait de ce gros livre (plus de 900 pages) une somme majeure tient également aux 75 pages de notices, occasion pour les auteurs de manifester une impressionnante érudition, et, aussi, à la substantielle préface de V. Valentin (79 pages). C’est cette dernière qui dessine le projet politique de l’ouvrage. Projet parfaitement cohérent et, probablement, reflet d’une vision majoritaire du libéralisme. Il n’en reste pas moins que les choix des auteurs peuvent être discutés et c’est à la discussion de ceux-ci qu’est prioritairement consacrée cette note.

Libéralisme économique et libéralisme politique

La thèse centrale est le rejet de toute séparation entre libéralisme économique et libéralisme politique, rejet clairement assumé par A. Laurent dans son ouvrage de 2002, La Philosophie libérale (2002), et qui le conduisait alors à condamner les définitions du libéralisme du Dictionnaire Robert de la langue française (1991) et du Grand Larousse universel (1997). Cette entreprise d’éradication lexicale, qui prend des libertés excessives avec la réalité des revendications, conduit, à partir de l’hypothèse de la cohérence du corps théorique libéral autour de propositions et principes affirmatifs réglant la libre interaction des individus en société, à vider la maison de l’encombrante présence de Rawls, Hobhouse ou Keynes. V. Valentin reprend ainsi les thèses exprimées par A. Laurent en 2006 (Le libéralisme américain. Histoire d’un détournement) n’hésitant pas à évoquer "la dérive américaine". En quoi consiste-t-elle ? En "l’abandon, ou la corruption, de l’héritage du libéralisme non seulement économique mais aussi politique" (p. 14). Ainsi, la thèse, pourtant parfaitement défendable, selon laquelle le libéralisme peut justifier aussi bien un Etat minimal qu’un Etat-providence, est-elle impitoyablement rejetée au prétexte qu’elle viderait de sa substance l’opposition avec le socialisme réformiste. Ce rejet implique celui de la primauté du libéralisme politique qui caractériserait le "libéralisme" américain.

Sans nier que l’on puisse légitimement rechercher dans une généalogie intellectuelle des éléments qui valident le point de vue du caractère indissociable de l’économique et du politique, la thèse opposée ne constitue nullement une "mythologie naïve" (selon l’expression de Michéa). Il est, en effet, décisif de ne pas confondre le libéralisme politique, centré sur la préservation des libertés individuelles, l’expression des droits politiques, le pluralisme et la limitation réciproque des pouvoirs, et le libéralisme économique, fondé sur la régulation par le marché comme ultime horizon d’un fonctionnement libre et qui, dès lors, exclut l’alliance entre démocratie, anticapitalisme et libéralisme politique. D’ailleurs, en langue italienne, entre liberismo (en français libérisme), qui désigne le libéralisme économique, et liberalismo, qui signifie libéralisme politique, la distinction est particulièrement claire et semble remonter à Croce en 1927   . Elle n’est évidemment pas ignorée des auteurs qui ont l’honnêteté d’insérer dans leur recueil des textes de Gobetti et de Croce.

C’est précisément ce lien nécessaire entre l’économie de marché et le libéralisme politique qui doit être dénoué afin de permettre à la gauche de se réapproprier les ressources intellectuelles de la philosophie libérale. Comme le remarque Sophie Heine dans un ouvrage stimulant, Oser penser à gauche. Pour un réformisme radical,  "embrasser les principes de base du libéralisme politique et philosophique tout en dénonçant clairement le libéralisme économique comme une mystification justifiant les rapports de classe existants est non seulement envisageable mais aussi hautement souhaitable pour une pensée de gauche neuve et progressiste". Il n’est donc nullement pertinent d’affirmer que le libéralisme politique s’oppose, par nature, à un projet de régulation démocratique des mécanismes de l’économie de marché. 

Libéralisme et capitalisme

La perspective de Laurent et Valentin entretient la confusion, devenue lieu commun, entre libéralisme et capitalisme. Or si ce dernier, il est trivial de le rappeler, constitue une organisation économique, elle n’entretient aucun lien nécessaire avec le libéralisme politique. Le point de vue contraire conduit à relayer au second plan le fait de la puissance émancipatrice du libéralisme vis-à-vis des grandes souverainetés, l’État de la monarchie absolue et l’Église catholique, puissance émancipatrice qui se réalise dans l’essor du scepticisme, de la tolérance et, pour une part, du protestantisme. Le libéralisme, vision des valeurs et des institutions indispensables à la protection des libertés publiques et des droits individuels, loin d’être, comme le note justement Lucien Jaume, "une plate apologie du capitalisme, est souvent une forme de critique de la société, par exemple dans la théorie de la force et du danger de l’opinion (Tocqueville) ou dans l’école de jugement critique qu’il veut promouvoir (Benjamin Constant, Alain, Raymond Aron) ou encore chez Smith qui assigne au souverain la tâche de surveiller les marchands (dont l’intérêt est toujours de fausser les règles), d’empêcher les ententes et de combattre les monopoles". Il est significatif qu’un auteur comme Noam Chomsky, dont nombre d’engagements autorisent son classement à l’ultra-gauche, ait, à plusieurs reprises, dit ou écrit que le libéralisme politique n’avait rien de commun avec le règne du capital et des multinationales : "Il y a beaucoup de choses valables dans le libéralisme classique, et, pour ma part, je n’ai envie de rejeter ni l’attachement d’Adam Smith à l’égalité, ni sa critique tranchante de la division du travail – critique basée sur l’observation que ses effets néfastes ne seraient tolérés par aucune société civilisée"   . Pour le linguiste américain, "les idées libérales classiques sont par leur essence […] profondément anticapitalistes". Il ajoute qu’il a fallu occulter cette réalité "pour qu’elles puissent servir d’idéologie au capitalisme industriel moderne". Aux yeux de Chomsky, il est donc justifié de considérer les socialistes comme les meilleurs héritiers d’un libéralisme fondamentalement attaché à l’émancipation des individus.

La question centrale de la solidarité 

Aussi le clivage entre les champions de la justice sociale que seraient les socialistes et ceux de la liberté individuelle, c’est-à-dire les libéraux, demande-t-il à être entièrement revu. C’est d’ailleurs ce qu’admet Valentin lorsqu’il écrit : "Si le fondement du libéralisme est la possibilité pour les individus de s’accomplir pleinement, seront libéraux les moyens qui permettent le maximum d’accomplissement, l’objectif pouvant être parfaitement délié des sociétés capitalistes"   . Il ajoute, "si, comme le pensait L. Einaudi, le libéralisme est une “méthode pour la liberté”, il est compatible avec une politique de solidarité susceptible de développer les aptitudes de chacun"   . Valentin a beau souligner que le libéralisme européen récuse cette évolution du libéralisme, il est tout de même contraint de concéder que "cela définit un développement possible de l’idée libérale"   . Il n’accorde pourtant pas une attention suffisante à cette concession puisque ce qui lui paraît fondamental, ce sont "les potentialités liberticides de l’action publique"   .

On ne sera donc nullement étonné de le voir se livrer à une défense et illustration de la pensée de Hayek (nonobstant les réserves exprimées par Laurent à l’égard du penseur autrichien dont il soulignait l’évolution illibérale, en raison, pour l’essentiel, de positions jugées anti-individualistes et du rôle dévolu à la tradition dans le système hayékien). Hayek a, aux yeux de Valentin, "renouvelé le libéralisme en formalisant le marché comme un “ordre spontané”, inconsciemment créé par les ajustements permanents des acteurs"   .

On sait que, dans l’optique de Hayek, on ne saurait imposer le bonheur sans courir le risque d’instaurer le totalitarisme. Ceci explique son opposition à une conception positive  de la liberté « qui fait un devoir à la “société” de pourvoir les individus de choses déterminées"   . On devine, dès lors, le sentiment que pouvaient lui inspirer les conceptualisations, inspirées de John Stuart Mill, se référant à des capacités, telles celles d’Amartya Sen, conceptualisations assimilées à des politiques coercitives. Pour lui, la seule valeur politique est la liberté négative, entendue comme absence d’obstacle ou de contrainte, tout pouvoir extérieur portant irrémédiablement atteinte à la liberté individuelle.

Il est difficile d’accepter une conception aussi étroite. L’intervention de l’État dans les questions de justice doit avant tout être comprise comme la conséquence de l’échec du marché à faire significativement reculer les inégalités. S’accorder sur des principes susceptibles d’apporter des réponses plus satisfaisantes à cet état de fait nous paraît, dès lors, plus important que la crispation sur le concept de "justice sociale".

La défense de l’économie de marché chez Hayek débouche sur des conséquences politiques et morales discutables et, notamment, à l’absence de distinction entre la condamnation de l’économie collectiviste à la soviétique et celle des politiques sociales dans nos démocraties. Le même opprobre jeté sur des réalités profondément différentes explique que l’analyse hayékienne ait pu nourrir une idéologie justifiant les politiques de démantèlement de l’État-providence et, par voie de conséquence, fournir à l’ultra-libéralisme les bases théoriques de son indifférence à l’égard des problématiques de justice sociale. Notons cependant que Valentin, malgré son enthousiasme pro-hayékien, reconnaît que l’"on ne peut confondre les régimes totalitaires et sociaux-démocrates" et que Hayek "péchait par outrance"   .

Comme le note Catherine Audard, selon Hayek, "toute intervention sur l’ordre social et économique spontané est non seulement inefficace, mais elle est condamnable parce qu’elle porte atteinte à la liberté et à la propriété privée"   . Il s’agit là d’une parfaite description de ce qui, à mon sens, représente l’essence de l’ultra-libéralisme. Et le fait que Hayek conserve un rôle pour l’État, celui de permettre le fonctionnement de l’ordre spontané et d’assurer la protection des libertés, ne peut faire oublier ce que sa pensée a permis de justifier et, à nos yeux, cela suffit à le maintenir aux marges du libéralisme politique. Selon John Ranelagh, auteur en 1991 d’une biographie de M. Thatcher, cette dernière aurait brandi La Constitution de la liberté lors d'une réunion du parti conservateur britannique et déclaré : "Voilà ce que nous croyons". Même si les fondements de la pensée hayékienne divergent de ceux des conservateurs politiques et de l’Ecole de Chicago, on ne peut qu’être frappé par les alliances que Hayek a forgées avec eux. Cela ne donne que plus de relief au choix de Valentin en faveur des libertariens contre le libéralsocialisme, le libéralisme étant indissocié de l’autorégulation, "seule façon de le distinguer des autres idéologies"   . Vision étroite et, croyons-nous, infondée. Cela ne doit pas faire oublier la quantité de textes, dont certains fort rares, désormais mis à la disposition des lecteurs