Un Dom Juan à la Comédie-Française, c’est un événement. Tout d’abord, la pièce est considérée comme une des plus modernes de Molière. Dom Juan ne respecte pas les conventions classiques : c’est une comédie qui finit en tragédie, son écriture est affranchie de la versification, et son sujet – le libertinage en tant que philosophie niant l’existence de Dieu – est hautement polémique. C’est également une pièce à l’histoire complexe, jouée seulement quinze fois par Molière, puis supplantée par l’adaptation en vers de Thomas Corneille. Mais surtout, elle a été récemment peu jouée à la Comédie-Française : la dernière représentation date de 2004. Pour relever ce défi, Jean-Pierre Vincent a choisi la fidélité au texte et la prudence dans l’interprétation, au risque de décevoir.

La distribution des rôles reflète un équilibre certain, où chaque acteur apporte une voix personnelle sans dénaturer son personnage. À commencer par Elvire, qui incarne dans la pièce le principal point de vue féminin : Suliane Brahim est une jeune femme d’abord révoltée et en quête de justice, puis touchée par la grâce et prête à tout pardonner. Sa présence est touchante, sa voix vibrante. Loïc Corbery est un Dom Juan moderne, rajeuni. Cruel sans le vouloir, il ment comme il respire. Il est svelte, inquiet et anguleux. Il joue avec sa perruque en dessinant une silhouette troublante. Il forme avec son valet un duo comique, où Sganarelle lui vole souvent la vedette. Complice par la force des choses, Serge Bagdassarian donne vie à un Sganarelle avant tout réprobateur, moraliste et cependant profondément clownesque. Ses pantomimes et ses chorégraphies ont conquis la salle par un rire contagieux. Lorsqu’il se déguise en médecin pour mieux disserter, ses spéculations atteignent des grandeurs pataphysiques (acte III, scène 1).

Aux décors, Jean-Paul Chambas propose de véritables visions picturales. Un grand bâtiment rouge, énigmatique, omniprésent, évoque De Chirico. Une branche, un bateau en bois posé sur la scène représentent par métonymie les paysages traversés. Le dîner final est plus détaillé, avec table fauteuils, et couverts, au risque de paraître excessivement précis par rapport à la simplicité des décors précédents. En cohérence avec les décors, les costumes de Patrice Cauchetier signifient clairement les rôles sociaux de chaque personnage. Ils mettent aussi en valeurs leurs jeux de déguisements, qu’ils soient hypocrites ou sincères : Sganarelle devient médecin en portant la robe noire ; Elvire se convertit dès lors qu’elle paraît en vêtement religieux (acte IV, scène 6). Peu original, l’ensemble est néanmoins cohérent, harmonieux et donne l’impression d’un espace hors du temps.

En somme, la mise en scène fait preuve d’un classicisme revendiqué. Le texte a donc la primauté. L’expressivité de la langue de Molière s’illustre ainsi dans tous ses contrastes. La discussion entre les paysans Pierrot et Charlotte fait entendre leur patois pour caractériser leur profil socioculturel (acte II, scène 1). Au contraire, Dom Juan manie la langue de la séduction, et toute sa rhétorique faite de sous-entendus, de litotes et d’hyperboles. Mais, moins que le séducteur charnel, c’est surtout le penseur qui est mis en valeur : sa liberté de comportements découle de sa liberté de croire et de penser. Ainsi, son scepticisme le pousse à récuser toute forme de croyance si ce n’est la simple évidence mathématique. La mise en scène atteint ses sommets dans les moments méditatifs de la pièce. L’acte III, où il est question de l’existence de Dieu et du statut de la vérité, se déroule dans un décor hautement symbolique : des volutes de vapeur enveloppantes et des arbres suspendus à l’envers représentent la forêt du doute.

Mais la pièce comporte aussi des procédés quelque peu didactiques, comme ce grand coup de tonnerre qui vient ponctuer régulièrement l’utilisation (hypocrite évidemment) du mot “Ciel” par Dom Juan, anticipant la foudre finale qui s’abat sur lui. De même la statue du Commandeur, un Jean-Michel Rucheton déguisé, est fort imposante et fait frissonner les plus naïfs. Toutefois ce Deus ex machina est aussi un “truc” théâtral par excellence. Comment pourrait-il en être autrement, du moment que le “ciel” a aujourd’hui perdu tout son sens, et que toute illusion théâtrale est remise en question ? En somme, l’attente de véritables trouvailles est forcément frustrée. À tel point que nombre de critiques se sont rués sur la petite surprise finale : juste avant la chute du rideau, au lieu d’être terrassé à jamais comme il se doit, Dom Juan se relève et repart avec Sganarelle en riant. Pointe piquante d’audace in extremis ? Délicieux scandale ? Quitte à banaliser, on pourrait aussi voir cette fin bancale comme une simple rupture de l’illusion dramatique. Dom Juan ne meurt que dans l’espace-temps fictif qu’est la scène. Mais ses doutes et ses questions continuent de nous hanter

* Plus d'informations : Dom Juan de Molière, Comédie-Française, Salle Richelieu – Théâtre éphémère
Mise en scène : Jean-Pierre Vincent ; Avec Alain Lenglet, Julie Sicard, Loïc Corbery, Serge Bagdassarian, Clément Hervieu-Léger, Pierre Louis-Calixte, Suliane Brahim, Jérémy Lopez, Jennifer Decker
Jusqu’au 11 novembre 2012

* Notons aussi, au moment de cette rentrée théâtrale, la sortie prochaine d’un coffret DVD de vingt-cinq pièces filmées. En partenariat avec les Éditions Montparnasse, la Comédie-Française a fait une sélection de ses meilleures pièces, depuis les années 1960 jusqu’à la fin des années 1990. Le choix est à la fois extrêmement classique (six pièces de Molière, trois de Marivaux, deux de Feydeau) mais laisse également la place à quelques auteurs et pièces moins connus (Le Légataire universel de Jean-François Regnard, La Nuit et le Moment de Cébrillon fils, Les Temps difficiles d’Edouard Bourdet). Il est difficile de bouder son plaisir devant l’exceptionnelle liste des acteurs et actrices : Robert Hirsch, Francis Huster, Michel Aumont, Isabelle Adjani… S’il est évident que la version filmée de ces pièces leur fait perdre beaucoup de force, les récents succès des retransmissions théâtrales à la télévision prouvent l’intérêt du public pour le genre. Et compte-tenu à la fois du prix toujours élevé des billets et de la concentration parisienne de la programmation, ce très beau coffret est une nouvelle porte d'entrée pour tous ceux qui n’ont pas l’occasion d’aller au théâtre.

Coffret 25 DVD Comédie-Française/Éditions Montparnasse
Disponible le 6 novembre 2012
70 euros