Comment l’anthropologie de Mauss alimenta sa définition du socialisme.

Tiré de sa thèse de doctorat, le livre de Sylvain Dzimira consiste à mettre en évidence les liens entre le travail d'anthropologue et l’engagement dans la vie de la cité du célèbre neveu du non moins célèbre Émile Durkheim (fondateur de la sociologie française) : Marcel Mauss (1872-1950), fondateur de l'ethnologie française qui tout au long de son parcours a su mêler sciences sociales, morale et politique, indiquant ainsi des orientations intellectuelles possibles à une gauche contemporaine en recherche d’elle-même.


L’Essai sur le don : une pensée scientifique du vivre ensemble

Le texte le plus connu de Mauss est son Essai sur le don, publié dans L'Année sociologique de 1923-1924. C’est en explicitant l’héritage de l’auteur et en tentant d’analyser les "raisons du chef d’œuvre" que Sylvain Dzimira revient dès les premières pages sur cet ouvrage majeur. À partir des monographies d'ethnologues comme celles de Bronislaw Malinowski ou de Franz Boas et en s’appuyant sur une grande connaissance de la philosophie classique, bouddhiste, de la culture indienne, de l’histoire et des mythes de peuples européens, Mauss y forge sa description de la "morale du don" comme système d'échange "naturel" existant dans toutes les sociétés humaines, sorte de "matrice anthropologique". Pour lui, plus qu'un simple système d'échanges, le don fonde ce que nous appellerions aujourd’hui la "cohésion sociale". C'est à travers le don comme institution sociale que la vie en société est possible. Celui-ci est l’opérateur d'équilibre entre l’atomisation (l'individualisme) et la fusion (le totalitarisme).

Dans son célèbre texte et via la description qu’il fait du potlatch – rituel de la tribu des kwakiutl –, Mauss détaille également son ethos démocratique en trois règles essentielles : une hiérarchie réversible, le refus de la domination, le tout dans les conditions de la liberté. Chez les kwakiutl en effet, le commandement n'est pas le pouvoir sur les personnes mais le pouvoir de susciter l'action...

À la recherche des fondements du don, Mauss fait remarquer au fil de sa démonstration que dans les sociétés qu'il étudie, le don appelle le contre-don. Il décrit une sorte de cercle de l'échange dans la mesure où l’on n’est jamais quitte d’un échange, une sorte de marché faustien. Mais Mauss constate également qu'il n’y a pas de cercle vicieux pour autant, et qu'au contraire, le système possède des règles précises bornant ces échanges, lesquelles permettent d'entretenir des rapports pacifiques entre les groupes, mêmes "ennemis".

À travers sa "morale du don", Mauss nous propose donc une certaine forme de vivre ensemble qui n’oublie pas les penchants de l’homme : "Il ne faut pas souhaiter que le citoyen soit trop bon et trop subjectif, ni trop insensible et trop réaliste. Il faut qu'il ait un sens aigu de lui-même mais aussi des autres, de la réalité sociale [...] Il faut qu'il agisse en tenant compte de lui, des sous-groupes et de la société. Cette morale est éternelle ; elle est commune aux sociétés les moins élevées que nous puissions imaginer. Nous touchons le roc. Nous ne parlons même plus en termes de droit, nous parlons d'hommes et de groupes d'hommes parce que ce sont eux, c'est la société, ce sont des sentiments d'hommes en esprit, en chair et en os, qui agissent de tout temps et ont agi partout"   .


Le socialisme maussien : ni capitaliste, ni communiste mais une morale

Parallèlement à son métier d’anthropologue et dès son plus jeune âge, Marcel Mauss s'est engagé en politique. Militant, il publie des textes dans de nombreux journaux. Ami de Jaurès et fervent socialiste, il prend position dès les années 1920 pour l'instauration d’une assurance sociale. Pacifiste et démocrate, il milite contre l'individualisme prôné par les capitalistes et, dans le même temps, contre le collectivisme instauré de force par les bolcheviks. L’intérêt de l’ouvrage de Sylvain Dzimira est de nous montrer combien les travaux scientifiques de l’ethnologue informent ses nombreuses prises de positions dans le débat public, combien les deux facettes de Mauss interagissent, combien ses réflexions scientifiques ont nourri ses réflexions politiques et réciproquement.

Pour Mauss, socialisme, pacifisme et démocratie doivent être considérés ensemble, comme une sorte de troisième voie, alternative à la fois au capitalisme des capitalistes et au collectivisme des communistes. Les premiers doivent être combattus car ils font passer les intérêts individuels en général et les leurs en particuliers avant ceux de la collectivité ; les seconds doivent être écartés car ils font passer par le sang et la force l'intérêt collectif et les leurs avant ceux des individus ainsi privés d'autonomie et de liberté. S'appuyant sur sa morale du don, il propose que personne, ni les individus ni l'État, ne soit privilégié. On doit pouvoir se situer dans un juste milieu qui ressemble pour lui, à s'y méprendre, à l'idéal démocratique.

De la même manière, et en opposition avec les marxistes, Mauss insiste sur le fait que le mal n'est pas tant le capital que les capitalistes, qui font du profit l'objectif ultime de la circulation des biens et des rapports des individus aux choses. Le Mauss ethnologue a appris de son travail sur les sociétés traditionnelles que l’on y accumule aussi des richesses, sinon comment pouvoir donner ? Produire et accumuler, n’est donc pas condamnable, c’est même nécessaire, mais cela doit se faire en vue d’une meilleure distribution des richesses ! "Savoir être généreux sans pour autant sacrifier ses intérêts (le capital), ne serait-ce que pour pouvoir être durablement généreux, telle est l'une des dimensions de la morale du socialisme maussien" écrit Sylvain Dzimira   .

Dans la première partie du XXe siècle, le socialisme dont se réclame Mauss se présente comme l'alternative aux deux extrêmes qui luttent pour imposer leur système politique et moral : communistes (collectivistes) contre capitalistes (individualistes). L'anti-utilitarisme de Mauss rappelle que la politique n'a pas vocation à prendre uniquement des décisions rationnelles pour des raisons et des objectifs rationnels. La politique concerne le vivre ensemble et ne doit pas être instrumentalisée par le capital, tel était le socialisme, emprunt d'ethnologie, de Marcel Mauss. À l'ombre de l'idéal démocratique ne peut exister qu'une société du don agonistique permettant de lutter à la fois contre la guerre et la pauvreté.

Ce livre n’intéressera pas seulement les amateurs d'histoire de l'anthropologie et de la sociologie française. On y découvre une pensée politique subtile et très actuelle. Les textes de Mauss ont aujourd'hui un siècle mais son socialisme gagnerait à alimenter de nouveau les débats. Un ouvrage à mettre en les mains de tous ceux qui cherchent des points de repère pour inspirer une nouvelle pensée de gauche.