Pourquoi les Allemands ont-ils soutenu Hitler, et ceci jusqu’à la fin ? Ian Kershaw termine sa carrière sur cette question. Peter Fritzsche lui donne la réplique.

L’historien anglais Ian Kershaw, bien connu du grand public français pour sa monumentale biographie d’Hitler   , a décidé de mettre un terme à ses recherches sur le nazisme   en revenant dans son dernier livre La Fin sur la question qui avait été l’objet de sa première recherche, il y a trente ans   : celle du consentement du peuple allemand sous le IIIe Reich.

Sa première étude concernait la période 1933-1939 ; sa dernière s’intéresse à un sujet jusqu’ici très peu abordée du point de vue des mentalités : la période 1944-1945 où, au cœur de la défaite et de la destruction de l’Allemagne, le peuple continua de soutenir Hitler. “Pourquoi le régime a-t-il tenu si longtemps”   , c’est la question essentielle que pose l’historien. Elle touche au cœur du fonctionnement de l’opinion allemande. Or c’est cette opinion qui intéresse l’auteur d’un livre paru un peu plus tôt dans l’année, Peter Fritzsche, qui, dans Vivre et mourir sous le IIIe Reich, reformule en ces termes : “dans quelle mesure les Allemands sont-ils devenus des nazis ?”   .

Les deux livres ne sont pas centrés sur la même période, puisque Fritzsche analyse l’ensemble de la durée du IIIe Reich, mais ils s’intéressent à la même question : celle de cette zone grise qui s’étale de l’adhésion fervente au projet nazi à l’indifférence totale au régime, en passant par le consentement, souvent silencieux. Le cas limite que constitue la résistance au régime n’est pas abordé, et pour cause : il n’y eut, en dehors de quelques tentatives catholiques et communistes, que très peu de résistance populaire au régime. Les Allemands étaient-ils pour autant tous de fervents nazis ? Les deux historiens tentent de répondre à cette question en scrutant l’opinion publique.

“Je ne peux tout simplement pas croire que le Führer va nous sacrifier absurdement”   .
   
Le débat sur l’adhésion des Allemands au nazisme reprend beaucoup de ces cadres à celui sur l’antisémitisme sous le IIIe Reich. Daniel Goldhagen   et Christopher Browning   , comme de nombreux historiens, se sont opposés l’un à l’autre pour savoir si les Allemands furent des “bourreaux volontaires d’Hitler”, farouchement antisémites, ou si le poids des structures – et notamment des conditions générées par la guerre – jouèrent un rôle dans l’acceptation de la politique de persécution, puis d’extermination des Juifs d’Europe. L’équilibre n’a jamais été facile à arrêter, pour la simple et bonne raison que connaître l’opinion des Allemands à l’époque est difficile : il n’existait pas de sondages et les sources qualitatives sont difficilement généralisables.

Encore et encore, les historiens qui veulent connaître l’opinion allemande utilisent les mêmes outils : les rapports des services de sécurité du Reich   , les rapports du parti social-démocrate en exil   et ceux des services régionaux du ministère de la Propagande   . La question du soutien au régime bute cependant sur les mêmes écueils que celle de l’antisémitisme, car adhésion et indifférence sont le droit et le revers de la même pièce, celle du lien entre le peuple allemand et les élites nazies : sans quantification, on peut revendiquer l’un ou l’autre, sans réellement trancher. Les deux auteurs tranchent, mais cet effort n’est cependant pas de la même qualité dans la tentative de dépasser ces obstacles.

Les limites de l’essai


Peter Fritzsche propose un essai dont l’argument principal est simple : les Allemands sont pour la plupart devenus de fervents nazis, grâce à un processus de conversion idéologique   . Ce phénomène, très précoce après 1933, se fonde sur le recours très puissant des nazis à des mises en scène du consensus, une véritable scénographie de l’adhésion, qui pousse au conformisme. Cette “culture de l’acclamation nationale”   , que Fritzsche analyse à travers la pratique du “Heil ! Hitler !” ou de la participation aux officines d’intégration nazie   , fait exister, de manière performative, la “communauté du peuple”   , centre du programme nazi. Se sentir “entre soi”   nécessitait non seulement des processus d’intégration positive, mais aussi une exclusion d’un certains nombres “d’indésirables” de l’ordre biologique et racial du IIIe Reich. Fritzsche livre à ce sujet quelques pages originales sur les politiques de stérilisation pratiquée par les nazis, qui touchèrent presque 400 000 allemands entre 1933 et 1939   . Sur la question de l’antisémitisme, l’auteur conclut aussi à une adhésion profonde des Allemands aux objectifs du régime : s’il souligne, après Götz Aly, l’importance de la politique de redistribution des biens aryanisés, il ne va pas jusqu’à adopter les thèses d’un Goldhagen   . Il montre les limites des connaissances des Allemands sur le sujet, mais n’hésite pas à conclure que “les sentiments antisémites étaient plus profondément enracinés”   , et que la “population avait fini par accepter les fondements de la politique antisémite nazie”   .    

Kershaw concluait, dans les années 1980, à une relative indifférence des Allemands envers la politique nazie ; Fritzsche lui oppose l’adhésion franche et massive de ces Allemands, et nuance largement la prépondérance du charisme personnel d’Hitler sur les le corpus idéologique nazi lui-même   . L’idée pourrait être séduisante ; encore faudrait-elle qu’elle soit fondée sur une étude globale de l’opinion. Or Fritzsche fonde sa démarche sur un nombre très restreint de sources qualitatives, en l’occurrence sur des lettres et quelques journaux intimes, dont certains sont presque trop utilisés   . Il n’évoque jamais les conditions de ses montées en généralité ; plus largement, quand il décrit les politiques impériales et raciales du Reich, son essai sur l’opinion se transforme en une synthèse qui perd de vue les objectifs de départ de sa démarche. Cela affaiblit d’autant sa démonstration sur la capillarité entre régime nazi et peuple allemand.

Renverser le nazisme, mais pour le remplacer par quoi ?

Ian Kershaw, lui, se fonde sur de nombreuses sources quantitatives, et visite, ce qui n’était pas son cœur de métier, les archives militaires. Cela lui permet, à chaque début de chapitre de son récit minuté, de décrire précisément l’évolution du front dans les derniers mois du régime. Il en sort une réflexion extrêmement rigoureuse qui dissèque les mécanismes qui ont permis au régime de tenir jusqu’en mai 1945. Kershaw isole et combine plus d’une dizaine de facteurs qui expliquent ce soutien, jusqu’à la fin, de la population allemande à Hitler. Trois sont des facteurs extérieurs au régime : les erreurs stratégiques des Alliés ont évidemment joué sur la durée du régime, tout comme la demande répétée d’une “capitulation sans condition”, qui donnait une justification aux nazis pour se battre jusqu’à la mort ; Kershaw pondère cependant l’importance de ces deux facteurs. La peur de l’invasion bolchévique, troisième facteur externe, jouait, en revanche, profondément dans le soutien du peuple au régime.

Les autres facteurs, internes au régime, sont nombreux : la répression de l’attentat du 20 juillet 1944 empêcha la renaissance d’une opposition structurée dans l’armée ; le parti nazi était dirigé par un quadriumvirat – Himmler, Speer, Goebbels, Bormann – dont la radicalité n’avait d’égal que l’efficacité, l’une jouant dans la fuite en avant, l’autre contribuant à la routine d’un régime qui assura jusqu’au bout un certain nombre de fonctions régaliennes. Hitler, lui-même, n’envisagea jamais de se rendre. L’ensemble contribuait à une inertie très forte du système. Point n’était besoin de disposer d’une adhésion massive chez les soldats et les civils : à cette époque, l’unique objectif du régime était de tenir jusqu’au bout ; le projet impérial avait échoué ; le projet racial avait réussi, mais était terminé. Adhérer au nazisme à cette période signifiait tenir, ou plutôt ne pas s’écrouler. Le découpage chronologique qu’adopte Kershaw lui permet de ne pas se poser la question de Fritzsche, celle de l’adhésion   .

Il préfère revaloriser la place de la terreur. Développée par l’empire SS, elle empêcha toute tentative de rébellion intérieure. Kershaw décrit ici la rapide radicalisation de Heinrich Himmler, qui retourne une violence jusque là réservée aux ennemis vers le peuple allemand : 20 000 soldats allemands sont ainsi exécutés. Souligner ce facteur d’explication est malaisée pour Kershaw : son premier ouvrage sur l’opinion des Allemands dans les années 1930 était un manifeste anti-arendtien, qui substituait à une vision monolithique d’un régime totalitaire fonctionnant sur la terreur, un camaïeux d’émotions très fines : déceptions, fatalisme, indifférence, résignation. Kershaw n’hésite pas : pour la période 1944-1945, le paradigme d’Hannah Arendt peut être appliqué   .

Pourtant, la conclusion de Kershaw est décevante   : dans un final où il hiérarchise tous les critères qu’il a disséqués, celui qu’il fait ressortir comme le plus déterminant, c’est le lien charismatique d’Hitler avec les élites, qui empêche toute rébellion intérieure au régime. Hitler mort, la capitulation devient possible. Mais du peuple, il n’est plus question, et l’auteur revient sur des analyses qu’il a déjà, dans d’autres ouvrages, beaucoup travaillé   .    

En chemin, il abandonne un facteur d’explication pourtant fondamental, mais plus difficile à défendre : l’absence d’alternative pour les Allemands. Ils en avaient peu. Kershaw évoque cette absence de possibilité de “traduire [un] sentiment [d’aversion]” grandissant en action   . Avec les premières défaites, les Allemands se détachent très rapidement du parti nazi ; beaucoup plus lentement de Hitler. Mais même dans la détestation, il valait mieux un régime autodestructeur et suicidaire que l’invasion soviétique   . Peut-être la peur de revivre l’écroulement intérieur de 1918 joua-t-elle un rôle ? Fritzsche et Kershaw l’évoquent   , mais on ne sait pas si elle constituait, à une échelle globale, un point de convergence entre le peuple et l’élite nazie.

Goebbels résumait la situation du parti et des Allemands de la manière suivante : il n’y avait plus aucun choix possible, puisque le régime et le peuple avaient “brûlé les vaisseaux”   .

“J’espère la fin dans l’horreur plutôt qu’une horreur sans fin”   .

Or cette idée est centrale, et permet de comprendre l’articulation entre les deux œuvres de Kershaw, la première et la dernière, et celle de Fritzsche. Entre 1933 et 1939, le régime génère une adhésion certaine, bien qu’il soit impossible de la quantifier rigoureusement. Elle s’explique par une politique d’unification intérieure, de redistribution des biens juifs, et par une remise en cause, en politique extérieure, du traité de Versailles. Dans le même temps, Kershaw le soulignait il y a trente ans, de nombreuses classes sociales – totalement absente de l’analyse de Fritzsche – n’éprouvaient envers le régime qu’une indifférence, parfois mâtinée de pessimisme.

Entre 1941 et 1945, la peur de l’aventurisme hitlérien après l’attaque de l’URSS a cédé la place à un franc rejet des échecs du régime. Mais ce franc rejet n’a plus de véhicule, car l’impasse dans lequel le régime a jeté le pays est une impasse commune. Dans les deux livres, on trouve une idée intéressante : les Allemands, confrontés plus qu’aucun autre pays aux bombardements aériens, terreur venue du ciel, sont nombreux à penser que cette catastrophe n’est que le revers de la barbarie qu’ils ont eux-mêmes développé envers les autres pays, et particulièrement envers les Juifs   . Même si cette idée se teinte parfois d’antisémitisme – les Juifs dominent les puissances alliées et veulent se venger – elle exprime un sentiment intéressant de culpabilité et d’expiation. Cette idée a-t-elle joué un rôle dans la cohésion entre le peuple et son régime ? Là n’est pas l’intérêt de cette question.

Car ce que montre cette culpabilité, c’est l’influence de la période négligée par les deux auteurs, cette période qui court de 1939 à l’opération Barbarossa, qui représente l’apogée de la politique impérialiste allemande et de la persécution des Juifs. C’est dans cette période cruciale qu’une grande partie de l’opinion allemande bascula d’une adhésion teintée d’indifférence à un enthousiasme transgressif : les Allemands applaudirent alors une politique clairement impérialiste, notamment lors de l’invasion de la France, en 1940, qui n’avait plus rien à voir avec une quelconque défense des  minorités germaniques extérieures au Reich. Les Juifs, avant d’être déportés et de disparaître du quotidien des Allemands bombardés, ne “furent jamais si visibles” ((Fritzsche, page 239). Là aussi, en participant aux ventes aux enchères des biens juifs, les Allemands suivaient la politique intérieur du régime dans la transgression((Fritzsche, à ce sujet, cite Frank Bajohr, sur les moments de déportations comme transgression (page 258).)), tout comme ils applaudissaient aux victoires d’une invasion agressive en politique extérieure. “Du point de vue psychologique, c’est durant cette période que les attentes furent suscitées, sans lesquelles il est impossible d’expliquer raisonnablement le comportement, ou plutôt, l’endurance des Allemands dans la deuxième partie du conflit”, écrit l’historien Norbert Frei   . Ici se joue le moment crucial : une grande partie du peuple allemand adhère au projet impérial et racial du régime, tant que celui pourvoit des avantages, en termes de dignité nationale et de bien-être individuel   . Comme le résume Peter Fritzsche, “Hitler [fut] accusé d’avoir perdu la guerre, pas de l’avoir commencée”   .

Cette absence de réflexion sur ces années de transgression commune, qui unirent Allemands et nazis, conduisit le peuple allemand, une fois la catastrophe consommée, à oublier totalement cette période d’exaltation largement partagée, au profit des années de destruction, 1944-1945, qui lui permettaient de se déculpabiliser en se représentant comme une victime de la terreur, ou d’un fantasmé envoûtement nazi