Cavaillé montre pourquoi la philosophie des libertins est digne d'être prise au sérieux, quand bien même, toujours hautement subversive, elle continue de déranger.

Quelle réalité historique se cache derrière le terme de "libertin" au XVIIe siècle ? En quoi le recours aux guillemets semble nécessaire pour qui entend l'utiliser pour désigner les esprits forts de l'Europe du Grand Siècle ? C'est que, comme le montre Jean-Pierre Cavaillé dans son essai, Postures libertines, le fait même d'utiliser le nom ou l'adjectif "libertin" suppose d'attribuer une identité et une unité, loin d'être axiologiquement neutres, à un mouvement hétérogène. Cette connotation négative   est présente dès l'apparition du mot dans le droit romain où il désigne l'enfant d'un esclave affranchi. À cette première marque infamante s'ajoute une accusation religieuse, le libertin étant suspecté d'hérésie et de débauche. Autrement dit, le mot "libertin" équivaut d'abord à une insulte, sous la plume d'apologètes, tels que François Garasse   ou Marin Mersenne   , invectivant ainsi sans distinction tous les marginaux en opposition avec l'Église et la morale de la première moitié du XVIIe siècle.

La "contre-culture" libertine   interroge trois domaines : la religion, la politique et les mœurs. Cavaillé rapporte chacune de ces "postures libertines" à des textes précis, finement analysés, émanant de figures majeures du libertinage (Cyrano de Bergerac, Vanini, La Mothe Le Vayer) et d'autres moins connues (Jean-Jacques Bouchard et Antonio Rocco). Comme l'auteur en convient lui-même, la démarche de son essai ne se distingue donc pas de la tradition des études monographiques dont il montre pourtant les limites. Néanmoins, en rattachant ses travaux aux recherches européennes contemporaines et notamment italiennes   et en ne cherchant pas à neutraliser les difficultés inhérentes à cet objet d'étude, Cavaillé propose un travail de recherche dont l'apport méthodologique est d'importance.

L'originalité de son essai tient dans la dénonciation du manque de rigueur des historiographes de la fin du XIXe siècle jusqu'au milieu du XXe siècle et la fameuse étude de René Pintard de 1943   . Leurs travaux paraissent davantage soucieux de ne pas sacrifier la majesté du Grand Siècle à une bande de fauteurs de trouble inclassables que d'en élucider la complexité. Faisant acte d'un "essai d'histoire critique"   Cavaillé leur reproche de négliger la charge polémique du terme, indissociable du contexte de son apparition. En effet, loin d'être une catégorie objective et englobante, le terme de "libertin" est un produit rhétorique émanant des jésuites de leur temps. Mais, cela ne signifie pas pour autant qu'il faut nier son existence historique   ou négliger la singularité et l'importance de cette culture philosophique   .

On ne saurait reconnaître la portée de l'"envers du Grand Siècle" en tenant les libertins du XVIIe siècle pour de simples continuateurs de la Renaissance ou des précurseurs des Lumières. Or, comme le déplore Cavaillé, les mots de "libertin" et de "philosophe" sont abusivement restés souvent exclusifs jusque dans nos universités   . Dès lors qu'un auteur a acquis ses lettres de noblesse en philosophie, il n'est plus taxé de "libertin" et les libertins sont réduits à n'être que les faire-valoir de philosophes reconnus. Par là, on continue de dénigrer la valeur intellectuelle de leurs discours, tenus pour "vagues". Bien plus, certains commentateurs, faisant encore autorité, ont ravalé les esprits libres à la dissolution des mœurs dont ils s'effarouchent   tandis que d'autres ont montré qu'ils mènent dangereusement à l'anarchie   . Selon Cavaillé, cette entreprise globale de dévaluation des historiographes rejoint celle des apologètes chrétiens et ne répond qu'à une exigence : sauver le Grand Siècle d'un groupe négligeable de dissidents pour préserver ce mythe national. Or, seule une histoire authentiquement historienne, autrement dit s'intéressant au contexte social, culturel et politique de l'introduction du terme "libertin" et à sa réalité historique d'alors, pourrait en élucider la dénotation et la dignité philosophique.


À cet effet, Cavaillé étudie la filiation de Pierre Charron aux libertins. La Sagesse, ouvrage polémique de 1601, a souvent été tenu comme l'expression d'un modèle de morale profane, distinct de la morale chrétienne. Son culte de la nature, sa condamnation radicale de la superstition et ses références à Socrate, Sénèque ou Montaigne ont inspiré bon nombre de déistes ou d'athées. Ainsi, le Traité des trois imposteurs, dénonçant les mystifications des prétendus prophètes Moïse, Jésus et Mahomet, recopie-t-il des passages de Charron, lequel fait également l'admiration de libre-penseurs comme Gabriel Naudé ou Guy Patin. Les discours des libertins s'approprient Les Trois vérités (1593) ou La Sagesse de Charron, fût-ce à l'insu de ce dernier, même s'il n'a pas pu ignorer la portée polémique de ses thèses dans un tel contexte.

Après une première partie généalogique, Cavaillé étudie ensuite trois postures libertines : l'athéisme, la politique et les mœurs. La négation de Dieu est illustrée par un extrait des États et Empires de la lune de Cyrano de Bergerac (1657). Il s'agit d'un discours dans lequel le fils de l'hôte du narrateur nie l'immortalité de l'âme et renverse l'argument du pari en faveur de l'athéisme. Selon la fameuse alternative, si Dieu n'existe pas, le croyant comme l'athée sont à égalité, tandis que, s'il existe, il ne saurait reprocher l'incroyance de celui qui nie "tout à plat" l'existence de Dieu, dès lors qu'il ne lui a pas donné les moyens d'y croire. Dieu ne peut donc pas imputer à l'athée son ignorance, à moins d'être injuste. De manière indirecte et dissimulée   , Cyrano démontre ainsi que, contrairement à ce que pensent les théologiens, il est possible de n'avoir absolument aucune connaissance de Dieu et qu'un tel athée est innocent.

Quant à la critique politique des esprits forts, elle est indissociable de la dénonciation de la religion comme une fable inventée par les hommes au pouvoir pour tromper et asservir le peuple. Sur les traces présumées de Lucien et de Machiavel, cette thèse majeure du libertinage se retrouve notamment chez Vanini, Gabriel Naudé, dans le Traité des trois imposteurs et dans Les Quatrains du déiste ou l'Anti-Bigot. Les libertins accusent la religion, la révélation et les miracles de n'être que de pures inventions, tout comme le pouvoir politique, justifiant sa domination sur ces affabulations. Pour autant, les libertins ne sont pas sceptiques. Ils promeuvent une instance métaphysique positive, la nature, servant de norme pour qui s'affranchit du joug de l'imposture des faux maîtres. Les lois qui en émanent transcendent les lois artificielles des hommes   . Et, malgré cette liberté intérieure et individuelle, les libertins vivent dans la conformité extérieure aux lois positives, à la fois par prudence et en accord avec ce que Cavaillé nomme leur "éthique aristocratique"   . En effet, les esprits forts ou "déniaisés" se distinguent des esprits faibles, ineptes à cette sagesse naturaliste et hédoniste et pour qui l'imposture semble nécessaire, selon la plupart des libertins. Ainsi, malgré leurs critiques acérées, les libertins du XVIIe siècle ne semblent pas prêts à s'engager véritablement dans une réforme ou dans une solution politique collective.

Concernant les mœurs libertines, Cavaillé s'appuie sur l'exemple de Jean-Jacques Bouchard dont le récit des libres pratiques sexuelles (sodomie, masturbation...) côtoie un éloge de la nature et de l'expérience ainsi qu'une critique argumentée de la religion et de la morale. Ses Confessions sont donc à la fois celles d'un débauché et d'un libre-penseur. Il incarne une figure emblématique venant contredire la thèse de René Pintard qui s'efforce de distinguer le "libertinage érudit" du "libertinage des mœurs". En effet, comme le montre à juste titre Cavaillé, la singularité du libertinage réside précisément dans l'articulation entre la théorie et la pratique. Aussi, dans Alcibiade fancullio a scola d'Antonio Rocco, le jeune Alcibiade est tour à tour initié à la sodomie et à la philosophie. Cette dernière est même omniprésente sous forme d'une éthique vouant un culte à la nature et aux plaisirs, fondée sur un déisme antichrétien rappelant l'argumentation des Quatrains du déiste. Seul un Dieu cruel et inique peut condamner les hommes pour les plaisirs qui les attirent naturellement, les rendant par là même nécessairement malheureux qu'ils assouvissent ou non leurs inclinations. Pure sophistique de la part du maître pédéraste dans le but de convaincre son élève de céder à ses avances ou véritable philosophie dissimulée derrière l'ironie de la préface prétendant à l'édification des lecteurs ? Cette philosophie, sur laquelle Cavaillé conclut son ouvrage, comme la philosophie des libertins du XVIIe siècle, est digne d'être prise au sérieux, quant au mode de vie et de connaissance qu'elle défend, à rebours des valeurs et des croyances de l'Âge classique. En particulier, elle envisage, dans ses discours comme dans ses pratiques, une relation inédite de l'âme et du corps, appelés à jouir ensemble. Et c'est précisément ce point qui gagnerait à être développé par les historiographes. Or, une telle culture philosophique, toujours hautement subversive, continue de déranger