Cet essai propose une analyse d’un texte hors norme et fort peu étudié de Pasolini : “Pétrole”.

Pétrole est resté inachevé en raison de la mort brutale de l’auteur en 1975, et a été publié posthume presque vingt ans plus tard, en 1992. Ce texte, qui pourrait sembler marginal en raison de son incomplétude, est vu par Valérie Nigdélian-Fabre comme un testament inachevé, une "somme" lacunaire de tous les grands thèmes pasoliniens.

Pétrole a comme intrigue des affaires et des meurtres liés au monde économique et politique italien. Pasolini y interroge en même temps le rôle de l’art et du langage en tant que potentialités humaines. Plus profondément, l’auteur développe une réflexion sur le rapport des corps aux pouvoirs politiques et économiques. Le pétrole est le matériau qui, par ses multiples valeurs symboliques, incarne les enjeux de cette écriture : c’est le liquide qui irrigue le corps social et financier, encre de la terre, mais encore sang ou déjection.

Éclairant la complexité déroutante de Pétrole, l’essai de Valérie Nigdélian-Fabre constitue non seulement une invitation à la lecture ; c’est aussi une présentation méthodique de ce “contemporain capital” que fut Pasolini pour les intellectuels italiens de son époque. L’auteure rappelle justement que Pasolini livra une critique radicale des formes sociales, politiques, et culturelles de son époque ; il en souligna les contradictions les plus scandaleuses, dans une révolte consubstantielle, selon lui, à l’affranchissement de l’oppression capitaliste. Face aux modifications qui bouleversèrent radicalement la société italienne à l’époque du “boom” économique, Pasolini s’engagea souvent à contre-courant des idéologies dominantes – aussi bien celles de la droite catholique que celles de la gauche révolutionnaire.

Après l’esquisse de ce contexte historique, Valérie Nigdélian-Fabre propose une approche qui se fonde sur une étude avant tout littéraire. Ainsi, la première partie de son essai revient aux origines et présente d’abord le substrat culturel pasolinien. L’œuvre de Pasolini évoque constamment les mythes antiques, le Moyen Âge et la culture populaire italienne, qui sont des matériaux fondateurs pour ses romans et pour ses films. Or, ce lien fort à ses racines n’empêche pas une inscription dans le présent ; au contraire, il semble encourager un rapport polémique à son temps, en ressuscitant la radicalité des textes sacrés ou l’irrévérence des nouvellistes médiévaux. Car pour le poète, toute référence est, au-delà de la reconstitution historique, à vivre à nouveau telle une renaissance originelle. Le Moyen Âge pasolinien n’est pas un contexte extérieur, il est vivant : présent dans la modernité – qui en est, du reste, son produit. Le sens de la continuité et du “temps long” peuvent alors s’opposer à la modernité avec ses ruptures et ses évolutions.

Convoquant ensuite de nombreuses théories littéraires françaises, Valérie Nigdélian-Fabre interprète les thèmes de Pétrole grâce à l’idée d’écriture infinie chère à Blanchot, ou encore selon la théorie de la dépense élaborée par Bataille. Par cette lecture très théorique, le dernier opus pasolinien se trouve finalement rattaché à l’esthétique postmoderne. Cette lecture est originale, puisque la périodisation traditionnelle considère que l’avènement du roman postmoderne en Italie a lieu autour des années 1980, notamment avec la publication du Nom de la rose d’Umberto Eco. Mais Pétrole ne saurait être un prédécesseur des romans marqués par le "reflux" idéologique. C’est avant tout un texte écrit dans l’urgence, dans le désir d’intervention et d’engagement qui ne peut se suffire de la littérature.

Ce "poème du retour" est bien aussi un ultime “poème d’adieu” à la poésie. Dans la continuité de ces analyses, l’essai s’intéresse plus précisément à la poétique de ce texte. Quel est le sens à attribuer au parcours de Pasolini, poète qui semble abandonner la poésie pour la prose ? Le poète recherche l’épuisement des potentiels de l’écriture. En ligne avec l’idéal littéraire moderne de son époque, Pétrole se veut un roman-limite pouvant recueillir en lui la totalité des discours, étant en même temps en prise directe avec son temps, quitte à se muer parfois en somme de documents. C’est peut-être là une des raisons de son inachèvement.

Près de la fin de son essai, Valérie Nigdélian-Fabre rappelle ainsi quelques informations essentielles sur la mort de Pasolini, sauvagement assassiné en 1975. En plus de ses nombreuses lacunes, il manquerait à Pétrole un chapitre entier. Celui-ci aurait pu contenir des informations sensibles et aurait pu être dérobé par celui ou ceux qui auraient tué son auteur. Si cette hypothèse n’est pas jugée crédible, le mystère qui entoure l’assassinat de Pasolini demeure. Cette mort, présentée comme un fait divers sordide, aurait été plutôt un "crime d’État. Elle marque en tout cas la fin d’une époque