Comment se partage le gâteau mondial de la richesse ? Une excellente mise en bouche par le spécialiste François Bourguignon.

En tant que spécialiste de l’étude des inégalités, comme en atteste sa direction du Handbook of Income Distribution, François Bourguignon était l’un des auteurs les plus à même d’aborder le thème des inégalités mondiales en menant de front rigueur scientifique et clarté du propos. C’est à ce double exercice qu’il s’est essayé dans le dernier ouvrage paru dans la collection de La République des Idées, aux éditions du Seuil, caractérisée depuis maintenant dix ans par la diffusion des théories récentes en sciences sociales   . Avec La mondialisation de l’inégalité, c’est à une initiation à l’étude économique des inégalités au niveau mondial que le lecteur est convié.

Vous avez dit « inégalité » ?

En une centaine de pages, la force du livre de François Bourguignon est de permettre au lecteur de saisir les principaux questionnements et les réponses des économistes quant au problème des inégalités dans le monde et à leurs causes. Le premier questionnement repose sur le triptyque classique de l’analyse des inégalités. Etant donné qu’une inégalité est une différence qui conduit à créer des avantages pour l’un et des désavantages pour l’autre, on doit alors toujours préciser trois éléments lorsque l’on parle d’inégalités : quel avantage ou désavantage nous intéresse ? Entre quels individus ? Et quel écart existe entre les individus ?   François Bourguignon fait ici le choix de ne traiter principalement que des écarts de niveaux de vie   , c'est-à-dire du revenu disponible perçu en moyenne par un individu (et non pas par un ménage). Il présente également les différents instruments de mesure classiques pour évaluer les inégalités entre individus que sont la part des plus riches dans les revenus totaux du pays, l’écart relatif entre les 10% les plus riches et les 10% les pauvres et, enfin, le coefficient de Gini   .
L’apport de l’analyse économique apparaît pleinement en abordant la question des individus dont on étudie les avantages et désavantages relatifs en matière de niveaux de vie   . Contrairement à l’intuition communément véhiculée par les médias selon laquelle la mondialisation a été le vecteur d’une hausse spectaculaire des inégalités, la prise en compte de différents niveaux d’agrégation des individus permet de passer outre l’arbre qui cache la forêt. Pour résumer le tout en une formule, on peut dire que l’inégalité mondiale est la somme de deux inégalités entre deux regroupements d’individus : d’un côté, celle qui existe entre les individus eux-mêmes au sein du même pays, comme par exemple entre les 10% de Français les plus riches et les 10% les plus pauvres, et d’un autre côté celle qui existe entre les pays en faisant comme si tous les individus d’un pays donné avaient le même niveau de vie, comme par exemple entre le Français moyen et l’Ethiopien moyen. C’est par la prise en compte des inégalités intrapays et interpays que l’on peut ainsi commencer à étudier les phénomènes récents et comprendre leurs causes.

Around the world, around the world…

Si l’on demande à un passant sa perception des inégalités dans le monde, tout semble concorder pour qu’ils disent qu’elles augmentent : les médias ont pour habitude de nous parler des folies des riches, des malheurs des pauvres et des affamés du Tiers Monde. Pour autant, les différents outils utilisés pour mesurer les inégalités concourent tous à produire le même résultat : les inégalités mondiales de niveaux de vie ont tendance à se réduire à partir du milieu des années 1980.
Pour permettre de comprendre un tel constat, François Bourguignon rappelle quelques faits dans son premier chapitre. Certes, les inégalités mondiales restent considérables. En 2006, année de référence du livre, les 10% les plus riches dans le monde gagnaient au minimum 90 fois plus que le niveau de vie maximum des 10% les plus pauvres   . Entre les pays, l’écart entre le niveau de vie moyen des vingt pays les plus riches et celui des vingt pays les plus pauvres est de 60. A l’intérieur des pays, cet écart peut aller de 5 fois plus, comme pour les pays scandinaves, à 40 fois plus, comme au Brésil. De plus, les inégalités intrapays ont eu tendance à augmenter ces trente dernières années. Conformément à l’image véhiculée souvent par les médias, de manière exagérée dans le cas français, de manière assez juste dans le cas américain et pour les pays en développement, les niveaux de vie des 1%, voire des 10% les plus riches au sein d’un pays ont eu tendance à augmenter plus vite que ceux du reste de la population.
Ce n’est donc qu’à partir de la baisse des inégalités interpays que l’on peut comprendre la baisse des inégalités mondiales de niveau de vie. Comme l’explique François Bourguignon, « lorsque les pays sont pondérés par leur population, la croissance très rapide du niveau de vie individuel moyen en Chine (8% par an), en Inde (4% par an) et dans plusieurs autres pays asiatiques (Indonésie, Bangladesh, Vietnam, etc.) comparée à la croissance des pays riches (2% par an), explique un écart relatif et une inégalité décroissante entre la population des pays riches et la population des pays pauvres dans leur ensemble »   . Sans pour autant oublier certains pays, notamment d’Afrique, pour qui la situation absolue et relative s’est peu améliorée au cours des trente dernières années, la période récente a donc été marquée par un recul des inégalités mondiales, contrairement à l’ensemble des XIX et XXème siècles marqués par leur hausse.

Who’s that knocking at my door ?

C’est dans le deuxième chapitre de son ouvrage que François Bourguignon entre dans le deuxième grand questionnement des économistes de l’inégalité : quelles causes peut-on invoquer pour expliquer la hausse des inégalités de niveaux de vie intrapays et la baisse des inégalités interpays et mondiales ? Sont-ce les mêmes causes ou bien faut-il les distinguer ? Tout l’intérêt du livre est de proposer une synthèse très claire des mécanismes en jeu, en interrogeant plus ou moins leur rapport à la mondialisation que l’on entend ici comme « l’extension des échanges internationaux, la mobilité du capital et de la main-d'œuvre [et] la diffusion des innovations technologiques »   . Ce sont alors des mécanismes de marché et des mécanismes institutionnels qu’il faut détailler, en tenant à chaque fois compte du pays dans lesquels ils s’actualisent. Notons toutefois que François Bourguignon s’intéresse ici uniquement à ce qu’on appelle la « deuxième mondialisation »   depuis les années 1980 et n’interroge pas les mécanismes de la « première mondialisation » (des années 1870 à la Première Guerre Mondiale)   .
Si l’on s’en tient à l’exemple des pays riches   , le principal effet marchand de la mondialisation sur la répartition des richesses tient aux modifications de la rareté relative des différents facteurs de production   : en ouvrant leurs économies aux échanges internationaux, les pays en développement et les pays les moins avancés ont rendu possible au niveau mondial l’utilisation de leurs facteurs de production   . Ceci signifie que le travail peu qualifié est devenu, toujours au niveau mondial, relativement moins rare, tandis le travail très qualifié, le capital et les matières premières sont devenues relativement plus rares. On peut en déduire au niveau théorique une hausse des rémunérations relatives des facteurs de production devenus les plus rares, en l’occurrence dans le cas des pays développés, les revenus des salariés très qualifiés et les revenus du capital. Un tel mécanisme permet d’expliquer ainsi la hausse des inégalités intrapays dans l’ensemble du monde. Dans le même temps, la mondialisation, par l’ouverture croissante des marchés aux échanges internationaux, a rendu possible la diffusion de technologies qui ont été source d’un accroissement des revenus des professions les utilisant, amplifiant ainsi la hausse des inégalités intrapays. François Bourguignon détaille notamment le cas des artistes (du cinéma à la musique en passant à l’écriture) et des sportifs qui ont tiré profit de l’extension des techniques de communication, ainsi que des opérateurs financiers qui ont tiré profit de l’augmentation du nombre de places et de transactions financières   .
La baisse des inégalités interpays et finalement mondiales relève d’un troisième effet marchand de la mondialisation, à savoir le phénomène de rattrapage des économies en développement permis par la croissance économique. François Bourguignon rappelle qu’elle tire sa source dans des facteurs généraux indépendants de la mondialisation, à savoir « l’innovation technologique ou organisationnelle » ainsi que « l’accumulation de facteurs de production »   . Il laisse malgré tout entendre que la mondialisation a rendu possible une accélération de la croissance des pays en développement, par un accès aux marchés des pays développés (ce qui permet une réaffectation des facteurs de production au sein du pays   ) et par un accès aux innovations technologiques qui ont déjà fait la croissance des pays développés. Malgré son importance, François Bourguignon consacre très peu de pages à cette question   pourtant fondamentale dans l’évaluation du rôle de la mondialisation dans l’évolution des inégalités mondiales.
A ce premier regret, on pourra ajouter ici que François Bourguignon évoque d’autres effets de la mondialisation sans y accorder toute la rigueur que l’on pourrait attendre. Selon lui, elle a sans doute eu des effets institutionnels en modifiant l’environnement légal. Dans le cas des pays riches, il détaille quatre grandes évolutions qui ont pu rebattre les cartes et augmenter les inégalités intrapays : l’évolution de la fiscalité du capital, le rôle des privatisations ainsi que la dérégulation financière et la dérégulation du marché du travail. Cependant, il ne propose cette idée générale d’effet institutionnel de la mondialisation que comme une hypothèse, qu’il faudrait vérifier pour chaque pays en observant les motivations conscientes (et surtout leur rapport à la « mondialisation ») et les effets concrets des réformes légales mises en œuvre. Seule compensation, cette partie de l’ouvrage permet de comprendre clairement, en gardant en tête les mécanismes de marché analysés précédemment, comment les inégalités intrapays ont pu être amplifiées par les institutions légales.

Que faire ?

La troisième partie de l’ouvrage permet ensuite à François Bourguignon d’aborder la dimension politique des inégalités mondiales. A une analyse prospective de l’évolution possible des inégalités mondiales, l’auteur ajoute un questionnement sur le degré d’inégalités souhaitables intrapays et sur les moyens envisageables institutionnellement pour agir sur les inégalités interpays et intrapays.
On retiendra de cette analyse l’exposé clair rendu de l’arbitrage possible entre égalité et efficacité économique. Tandis que les premières théories microéconomiques indiquaient un arbitrage absolu entre égalité et efficacité économique, le relâchement des hypothèses les plus dures des modèles, en accord avec la réalité, permet de montrer que la relation entre égalité et efficacité économique peut aller de la substitution à la complémentarité. Par exemple, le fait qu’il existe une imperfection sur le marché du crédit cause une inefficacité économique : comme les créanciers arbitrent entre des emprunteurs selon le jugement qu’ils portent sur leurs chances de remboursement, on constate empiriquement que ce sont les individus disposant déjà d’un capital qui ont le plus de chances d’emprunter. Ce faisant, des projets économiquement rentables portés par des individus peu solvables aux yeux des créanciers peuvent être abandonnés en raison de l’inégalité dans la distribution initiale des ressources entre les individus   . La lutte pour l’égalité peut ainsi permettre d’augmenter l’efficacité économique. Pour autant, la réduction des inégalités peut aussi avoir un coût en matière d’efficacité économique, à évaluer à chaque fois selon la mise en œuvre concrète des mesures, ce qui rend incertain l’effet final de la lutte pour l’égalité sur l’efficacité économique. Sur cette question, François Bourguignon conclut ainsi sur la prudence à avoir lorsque l’on propose de réduire les inégalités ou de les laisser augmenter puisque aucune simplification abusive ne permet de connaître a priori leurs effets sur l’efficacité économique.
Les dernières pages de l’ouvrage   sont alors justement consacrées aux multiples effets possibles des politiques de réduction des inégalités interpays et intrapays. Après avoir abordé l’aide au développement et les autres canaux de redistribution des pays riches vers les pays en développement et les pays les moins avancés, François Bourguignon examine différentes politiques possibles pour réduire les inégalités intrapays. Même si l’exposé reste, comme d’habitude, très clair, on regrettera ici que la prudence exigée ne soit pas toujours de mise puisque l’analyse est parsemée de jugements de valeur non démontrés. L’analyse de l’impôt progressif sur le revenu est un bon exemple. En évoquant les taux marginaux maximum actuels des pays de l’OCDE (environ 50%), François Bourguignon oublie de préciser que des taux supérieurs ont pu exister à d’autres époques   et indique pourtant, sans aucune preuve que « les taux semblent laisser peu de place à une hausse de la fiscalité compatible avec le maintien des incitations » et se demande sans aucune estimation réelle des phénomènes : « Peut-on encore aller plus loin sans courir le risque que l’exil fiscal augmente »   .

Au terme de la lecture de La mondialisation de l’inégalité, le sentiment du lecteur risque donc d’être partagé. D’un côté, la qualité constante des explications permet de s’emparer de l’ensemble des questionnements et des enjeux autour des inégalités mondiales et du rôle possible de la mondialisation dans leurs évolutions. A ce titre, on ne peut que conseiller de plonger avec François Bourguignon dans cette revue de la littérature économique sur le sujet. D’un autre côté, les points les plus polémiques (rôle positif de la mondialisation dans la réduction des inégalités interpays, poids de la mondialisation dans les réformes institutionnelles, analyse des mesures spécifiques de réduction des inégalités intrapays) sont ceux où la rigueur manque parfois, par manque de place sans doute mais peut-être par manque de recul sur le détail de l’argumentation. Par conséquent, l’ouvrage est une introduction à l’économie des inégalités qui remplit parfaitement son rôle : donner envie au lecteur de faire un pas de plus pour comprendre pleinement tous les éléments évoqués dans l’ouvrage en ayant bien en tête qu’il reste des réponses à trouver