La définition de la décadence reste floue. Avec ce livre, Jean de Palacio lui rend justice et explique son unité et les points d’incohérence qui la caractérise.

Dans la carte du XIXe siècle, tout au bout d’années de bouleversements politiques et de réformes morales, se trouve un territoire littéraire qui fuit les définitions précises : la décadence. Point une école, mais un état d’esprit qui emprunte au naturalisme, au romantisme, au parnasse et au symbolisme. Si le siècle débute avec autorité dans le vers hugolien, il se termine dans une pensée à l’excès, à rebours, à la fois participante du constat du siècle et la singeant par sa posture littéraire.

Jean de Palacio est professeur émérite à la Sorbonne. Spécialiste de la “fin-de-siècle”, il propose avec ce nouvel ouvrage une synthèse de ses nombreuses recherches sur la décadence. Ce territoire y est étudié sous les aspects grammaticaux, lexicaux mais aussi politiques et religieux. Si plusieurs auteurs décadents sont restés célèbres, d’autres, plus confidentiels (Champsaur, Lorrain, Haraucourt, Tailhade) sont souvent introuvables en librairie malgré les efforts d’édition de l’ancienne collection “Fins de siècle” de Hubert Juin chez 10/18 ou des éditions Séguier par la suite. C’est donc une heureuse publication qui permet de côtoyer un esprit qui éclaire de sa noirceur la fin des élans d’un siècle chahuté.

Concevoir le XIXe siècle, c’est comprendre le retournement des perspectives : religion de l’homme, établissement de la République, progrès scientifique, autonomisation des arts. Jean de Palacio précise : “La décadence est contemporaine de deux faits majeurs : le déclin de l’aristocratie de sang et la naissance de l’esprit républicain”   . En même temps que l’esprit républicain s’érige, c’est l’ancien esprit religieux qui décline. La croyance au péché originel décroît et la littérature semble vouloir rappeler cette force du mal absente du nouvel homme de la vertu républicaine. C’est Baudelaire qui en revendique d’abord l’existence et en cueille les fleurs les plus esthétiques. C’est tout l’enjeu de la littérature catholique de l’époque : Barbey, le Verlaine des Sagesses, jusqu’à Huysmans en plein cœur du décadentisme. L’“extrême civilisation” qui revient sous la plume de chacun n’est-elle pas la trajectoire imposée du Progrès naissant en même temps que le châtiment de la faute originelle ?

La décadence rend à l’excès ce constat, noircissant le tableau et prolongeant l’étude naturaliste dans les recoins de l’âme. Octave Mirbeau précise : “Il y a plus d’un an que je crie à la décadence, à la décomposition, à la fin de la France” ; ou encore : “Nous avons eu successivement des monarchies absolues, des monarchies constitutionnelles, des empires, des républiques, une Commune et un septennat”   . Le pays change et ses principes avec. Drumont écrit dans La France juive en 1886 : “Il y a un monde entre la France d’alors et la France actuelle, avilie par l’opportunisme, morte à toute pensée grande, pourrie dans les moelles, préoccupée de sales trafics, de pornographie et de scandales”   . Socialement, on passe au règne de l’argent, celui du suffrage universel. L’idée monarchique et la noblesse ont “le socialisme au flanc, comme un poignard”   . À la fin d’En route, Huysmans fait parler le supérieur de la Trappe : “Je vois par des bribes de journaux qui me parviennent que la société est férue de socialisme, pour l’instant” ; et Durtal de répondre : “Où ça en est ? Mais à rien ! À moins de changer les âmes des ouvriers et des patrons et de les rendre, du jour au lendemain, désintéressées et charitables”   . Le changement d’esprit est encore incompris et ajoute à la maladie fin-de-siècle. La confusion entre politique et littérature se prolonge. La décadence serait même, selon Jean Ajalbert, proche du boulangisme, une “contrepartie implicite de la fondation de La Cocarde  .

C’est dans ce climat de mutation, dans le clivage entre aristocratie et démocratie que les auteurs de la décadence cherchent une voie artistique. Selon Charles Morice : “Les décadents réagissaient contre la dépravation et l’appauvrissement, contre la ‘décadence’ de la langue française”   . C’est là toute la complexité de la décadence, entre participation au “dixneuviémisme” et réaction à celui-ci. Sur Haraucourt : “Il avoue un retour, ce matérialiste, vers l’usage classique et spirituel de la pensée. Ce signe n’est pas indifférent ni ne manque de suranné, puisque c’est par de telles reprises aux traditions que les générations obtiennent le droit des audaces”   . Et Jean de Palacio de résumer : “La décadence est dans la peur de la corruption et dans la tentation de la décrire“   . Les décadents vont alors générer leur propre langue qui tire de l’âme primitive du Moyen Âge ses ronces grimpantes et cultive les alliances nouvelles de Mallarmé.

À la lecture des décadents, c’est le lexique qui le premier semble au cœur du travail. Tout est affaire de recherche minutieuse de latinité, d’augmentation de la sensation de mystère par la construction de néologismes. La langue doit se montrer malade, fatiguée. Paul Adam publie un lexique   , comme un recueil des maladies nouvelles, des pucerons importés sur une langue française décomposée. Mais cet imaginaire à rebours participe lui-même à la déconstruction du classicisme. “Le néologisme dans la langue est assimilé aux forces de progrès, tandis que conservatismes linguistique et idéologique vont de pair”   . Jean de Palacio propose même dans ce livre un complément au lexique. On ne résiste pas au plaisir d’en proposer quelques exemples : amarescent, aurorer, bistourné, charnure, délireux, enivrance, fulgorer, grésillonnement, insomnié, lactescence, nacrure, etc. Autant de mots nouveaux qui font résonner leur origine et créent une anarchie symboliste.

La pensée décadente est suffisamment approfondie pour s’attaquer aussi à la grammaire. Le “style faisandé”   s’introduit aussi dans le squelette des phrases. Les principaux traits en sont la phrase nominale, l’asyndète ou l’inversion. Le “Verbe sécularisé, ayant perdu sa relation au divin, [est] menacé par d’autres parties du discours”   . La décadence rompt l’incarnation du verbe johannique pour “mettre les adverbes en République”   . Bloy s’offusque : c’est “assassiner la langue française”   .

Ces modifications de la langue créent une poétique propre, non théorisée. Elle puise chez Villon des curiosités d’antiquaire, chez Verlaine des orfèvreries précieuses et chez Mallarmé des clartés contradictoires. La poétique décadente est une french desease, mélange de “diverses pathologies, à la base d’une déperdition de l’être… alliance caractéristique du précieux et du vulgaire [qui] s’écarte par là même d’une visée ‘prolétarienne’ ou ‘socialiste’”   . Jean de Palacio a l’heureuse idée de placer une annexe au milieu de son étude proposant une suite de poèmes décadents. Ils permettent de voir à l’œuvre les idées et les effets de cette langue. Ils renseignent et appuient le sujet d’étude du livre. Les tendances en ressortent plus précisément : la décadence s’émiette en sonnets, est latine, possède une frénésie érotique, est un débat existentiel à valeur individuelle. Elle s’inscrit sur un arc tendu entre Verlaine et Mallarmé.

Ce cadre imaginaire permet au décadent de se définir comme personnage. C’est un Pierrot spleenétique, un Dom Juan malheureux, un Faust déclaré, le descendant du René de Chateaubriand et le grand-père du Gilles de Drieu. Ce personnage fatigué de romantisme, goûtant au péché paraît un primitif raffiné, un mérovingien de Paris, un esthète nerveux, un euphuiste français, un dandy en quête de sensations. C’est ainsi que le décadent s’ennuie, dans une galaxie d’auteurs et d’œuvres d’art. Il multiplie les connaissances jusqu’au ridicule. Cherche à se différencier par tous les moyens, se débattant dans l’avènement de la démocratie et la montée de la bourgeoisie uniforme et intéressée. Sa noblesse de plume l’interdit d’être un semblable, l’inverse de l’écrivain salarié de Zola. “Le décadent dans ses contradictions [est] pris en tenailles entre postulations opposées, idéalisme et réalisme, Parnasse et Romantisme, et prétendant ‘procéder de Schopenhauer et de Joseph Delorme avec une pointe de darwinisme’”   .

Le décadent tourne autour du mystère, dans un siècle qui valorise l’éclairage scientifique. Et il le trouve dans ceux du corps, de la femme et de la religion. Jean de Palacio explique le déplacement de l’intérêt du Haut du corps au Bas du corps, le ventre, comprenant le viscéral et le génésique. À partir de 1882 : “la descente, la catabase. Le Bas primant sur le Haut, l’enfer sur le paradis, les ténèbres sur la lumière”   . Le mot “merde” fait une entrée fracassante et selon Bloy : “Le mot est réellement devenu la chose”   . Les termes scientifiques viennent compléter la topographie corporelle qui reprend Baudelaire et le couple attraction/répulsion. Ce double phénomène est aussi à l’œuvre dans le rapport aux femmes. Les saintes décadentes sont Marie-Madeleine, Vénus, Aphrodite, ou encore la très célébrée Salomé. Ce sont des pécheresses, fatales, inatteignables. Un culte leur est rendu tant avec Gustave Moreau que Félicien Rops dans leurs liturgies propres, byzantine et symboliste. Dieu lui-même, à la suite de Renan, devient le “virginal époux”, le “divin amant”. Le culte religieux est autant spirituel qu’incarné. Le Vice suprême de Péladan, remplace le désormais ancien Lys dans la vallée. Innocence perdue et jouissance de l’extrême civilisation.

Ce livre cherche à affirmer l’existence réelle de la décadence qui conserve des contradictions entre le mot et la chose. C’est là l’enjeu du XIXe siècle au basculement dans la modernité. Depuis les tables tournantes de Victor Hugo au satanisme de la fin-de-siècle décadente, le XIXe s’étire, tourne sur l’axe du mal en inversant les pôles. À la fin du XXe, cent ans exactement après À rebours, Philippe Muray n’aurait pas renié la phrase de Huysmans “les queues de siècles se ressemblent”. Dans Le XIXe siècle à travers les âges   , il prend appui sur l’image funéraire que renvoie ce siècle pour le faire démarrer non pas à la Révolution française mais à Paris en 1786, lors du transfert du cimetière des Saint-Innocents dans les catacombes. L’enfouissement du culte des morts permet le redémarrage à zéro, l’assainissement par l’oubli. Curieusement, Barrès, peu enthousiasmé par la décadence en général, confesse : “L’aventure des SAINTS INNOCENTS [ndlr : ceux de l’Ancien Testament] […] me rappelle LES DÉCADENTS que dernièrement la critique s’excitait à égorger de peur que quelque chose de grand n’en sortit“   .

Comme on n’aurait pas vu le siècle commencer par la suppression de l’innocence, on ne l’a pas vu se terminer à l’identique. Aujourd’hui, seuls quelques œuvres de la décadence sont encore lues ou étudiées. Jean de Palacio rappelle ici que cet esprit a pourtant créé des œuvres originales avant de finir brusquement, avec le siècle, dans la première guerre mondiale. Si l’on a pillé un cimetière cent ans plus tôt, Lorrain rappelle que le décadent est l’un des plus beaux spécimens de ce siècle, lui, avec son “culte des morts, qu’il pille en conscience”   . Cette riche étude propose de relire de nombreux textes en l’attente d’un prochain ouvrage du même auteur, certainement aussi intéressant, ayant pour titre : Le Crépuscule des royautés dans les lettres européennes. Essai sur la décadence du droit divin. Des Esseintes en aurait été enthousiasmé, lui, qui “est à l’origine de l’inversion des signes, qui fait traduire ‘décadence’, terme péjoratif, par ‘modernité’, néologisme inventé par le Chateaubriand des Mémoires pour stigmatiser le progrès”   .