Suite à l'article de notre chroniqueur Frédéric Ménager-Aranyi, Giorgio Benigni, rédacteur en chef du web-magazine italien Gazebos, livre ici son point de vue sur la construction européenne. 

 

L’Europe, au XXIe siècle, encourt le risque de subir le même sort que l’Italie du XVIe siècle. Au moment même où, presque partout à l’ouest du continent, d’importants Etats-nations voyaient le jour, notamment l’Angleterre, la France et l’Espagne, l’Italie, pourtant puissante, restait divisée en de nombreux petits Etats, sans armée commune, chacun jaloux de sa propre forme de gouvernement et de sa propre souveraineté. C’est ainsi que, dès la visite du roi de France Charles VIII, en 1494, l’Italie, territoire du bien vivre, des beaux arts et des belles lettres, manifestait toute sa faiblesse, sa vulnérabilité et sa fragilité politique. La patrie de l’Humanisme et de la Renaissance se montrait sous le jour d’un territoire dont l’équilibre ne pouvait plus être celui d’antan, entre seigneuries familiales, républiques oligarchiques et Eglise toute puissante.

Les Italiens n’eurent ni la force ni le courage de former un véritable Etat. A la fin du XVIe siècle, l’Italie avait perdu une grande partie de sa richesse et de sa centralité politique, économique et culturelle en vivant aux marges de l’Europe et du monde. La seule voix qui se leva contre ce destin fut celle de Niccolò Machiavelli, au début du XVIe siècle, lors de la composition d’un ouvrage bref mais puissant, précurseur des pamphlets modernes : Le Prince.

C’est l’absence d’un Prince qui a conditionné l’histoire moderne de l’Italie : c’est l’absence d’un Prince, bien entendu démocratique, qui détermine la faiblesse et l’incertitude de l’Europe de nos jours. Comme l’a bien écrit Frédéric Ménager-Aranyi le 17 janvier dernier avec beaucoup de prévoyance dans son article Europe empire anonyme   : “on n'a cessé de confondre intérêt public et intérêt financier, affaiblissant par là-même le premier sans pour autant assurer le second”. L’Europe se présente alors comme une région gérée selon une “logique managériale” et non pas selon une logique politique. On a abandonné le Prince au profit d’un manager. On a remplacé le gouvernement par la gouvernance. Le paradoxe est que la soumission à cette “idéologie managériale”, à ce “modèle entrepreneurial” et aux agences de notation est en train de nous emmener tout droit au krach financier ou bien à la fin de l’Europe comme construction commune.

Ceux qui s’aperçoivent que l’équilibre que nous vivons n’est plus durable ont le devoir d’indiquer une voie d’issue possible, un parcours, un but. Si l’Europe actuelle est, justement, un Empire anonyme, on doit la transformation de cette union d’Etats, pour laquelle Nicolas Sarkozy défendait une “souveraineté à plusieurs”, en une véritable fédération d’Etats, un Empire reconnaissable et reconnu, fort de sa propre et originale souveraineté et, par conséquent, de ses institutions communes. On doit donc transformer des institutions fantoches en des institutions dotées de pouvoir, ou ce que les Allemands appellent la transition du Staatenbund au Bundestaat.

Il faut aussi reconnaître qu’on ne peut plus parler de souveraineté d’après le droit européen du XIXe siècle. Nous sommes au milieu du gué. Nous avons partagé la monnaie mais sans donner à la Banque centrale européenne les pouvoirs nécessaires. Nous avons partagé la monnaie, mais nous n’avons pas partagé l’épée. L’Empire n’est pas anonyme s’il y a le visage de l’empereur sur les monnaies, s’il y a une armée et un commandant en chef qui prennent la responsabilité de la défense du territoire.

Il n’y a aucun doute que le lieu symbolique de cet enjeu est le Conseil de sécurité des Nations Unies. Est-il alors possible de prévoir un siège permanent de l’Union Européenne dans ce conseil ? Est-il possible d’envisager que la France, le seul pays de l’euro doté d’un siège permanent, l’abandonne au profit de l’Union Européenne ? Tout cela ne garantit pas l’épanouissement d’un nouvel Etat, et d’un nouvel Empire à visage humain. Mais tout cela pourrait bien esquisser un nouveau chemin qui, sans cela, risquerait de finir dans une impasse.

La France se trouve dans une position très délicate : c’est la nation qui peut donner une accélération fondamentale au processus d’intégration européenne. Si on demande à l’Allemagne d’abdiquer sa souveraineté monétaire (on peut citer à cet égard le débat sur les eurobonds), on peut demander en échange à la France qu’elle renonce à sa souveraineté militaire en la partageant avec ses partenaires. L’exemple du siège au Conseil de sécurité de l’ONU n’est qu’une possibilité parmi d’autres.

La France a donc la position de force et la crédibilité pour donner un nouvel élan au projet européen qui n’est pas un projet économique, mais qui a toujours été un projet politique. La crise de l’Europe est, finalement, une crise politique. Nous avons besoin de faits politiques. Nous avons besoin de mettre définitivement en commun nos économies et nos armées. Le président de la France se trouve dans la condition idéale pour parler à ses concitoyens et à tous les autres européens en dessinant le profil de la nouvelle souveraineté européenne, justement parce que la France a été le pays qui a inventé le concept moderne de souveraineté. Maintenant, si l’Europe veut demeurer une protagoniste du XXIe siècle elle doit faire le contraire de l’Italie au XVIe siècle : elle doit rompre avec de vieux concepts tels que la souveraineté nationale afin de se donner de nouvelles institutions souveraines et, surtout, un nouveau Prince