Manifeste pour une meilleure prise en considération des publications non cinématographiques comme sources pour les études portant sur le cinéma.

" […] On peut espérer qu’un jour, les études sur le cinéma (souvent remarquables) qui sont publiées dans les revues extra-cinématographiques feront l’objet d’un recensement adéquat. "

Force est de constater que ce souhait formulé il y a près de quarante ans par Michel Ciment, dans une note de lecture sur l’International Index to Film Periodicals   , n’a toujours pas été exaucé. La recherche cinématographique demeure, sinon privée de cette source aussi abondante que variée, du moins peu encline à l’utiliser dans la mesure où elle n’est guère référencée, comme l’a noté Michèle Lagny dans son manuel d’historiographie du cinéma : " Un des problèmes les plus difficiles à résoudre est le repérage d’articles, souvent fondamentaux, dispersés dans des revues qui ne sont d’ailleurs pas forcément consacrées au cinéma ou à l’histoire. "  

Comme l’ont bien pressenti ces deux auteurs, nombres d’articles importants sur le cinéma sont publiés dans des périodiques non cinématographiques. Certes, toute la substance de ces recherches n’est pas forcément perdue puisqu’ils constituent parfois des ébauches d’ouvrages à venir. C’est par exemple le cas de plusieurs articles de Geneviève Sellier, notamment dans Clio   , repris et développés dans La Nouvelle Vague. Un cinéma au masculin singulier   . Geneviève Sellier elle-même s’est appuyée sur des travaux d’autres auteurs parus en revues, et jamais republiés à notre connaissance (notamment une fameuse enquête menée par Edgar Morin et Evelyne Sullerot, parue dans Communications en 1961)   .

Mais la plupart n’ont pas cette chance et échappent souvent à la curiosité des chercheurs en cinéma. L’édition cinématographique n’étant guère florissante en France, surtout en ce qui concerne les publications universitaires, les travaux pionniers présentant des approches nouvelles trouvent refuge dans les revues bien avant leur vulgarisation dans des ouvrages. Pour continuer dans le même domaine de recherches, ce fut le cas des "genders studies" en matière de cinéma, introduites par Geneviève Sellier en revues plusieurs années avant qu’elle ne puisse en publier des exemples dans une collection chez L’Harmattan.

Dans le même ordre d’idées, les livres sur le rapport entre un écrivain et le cinéma, recueillant notamment les écrits de tel ou tel sur le septième art, prennent la plupart du temps le relais des indispensables travaux menés par les nombreuses publications émanant des associations d’amis d’écrivains. Ainsi la lecture d’un de ces livres paru récemment, Écrits pour le cinéma. Le muet et le parlant   , ne dispense-t-elle pas de se reporter au dossier sur le cinéma qu’a publié en 1999 la Société d’Études Benjamin Fondane   . Bien souvent, les dossiers préparés par les associations d’amis d’écrivains ou d’hommes de lettres constituent même la source principale, quelquefois quasi unique, à tout le moins la plus fournie et la plus variée, pour s’informer sur ce sujet – citons entre autres Gaston Baty, Robert Brasillach, André Gide (et Marc Allégret !), Jean Giono, Jean Queffelec, Henry Poulaille, Raymond Queneau, Jean Sulivan ou, plus récemment, Georges Pérec, Henri Béraud, Marcel Aymé et Jean Prévost   .


Des constats similaires peuvent être établis en ce qui concerne les études les plus remarquables portant sur les films proprement dit, qu’ils soient anciens ou récents. C’est par exemple dans Les Temps modernes que François Garçon a publié la première version de son enquête sur Le Cauchemar de Darwin   . Son enquête fut suivie d’une polémique, d’un livre (chez Flammarion, en 2006) et d’un procès (intenté par le réalisateur Hubert Sauper pour diffamation). La même revue avait publié une étude de quarante pages sur La Règle du jeu   , signée Jean-Pierre Lalloz, et dont Christian Zimmer   dit qu’elle était " la plus pénétrante, la plus juste, la plus complète qu’ [il eût] jamais lue sur le sujet " : " Quelle revue de cinéma ne se serait pas honorée en la publiant ? "  

Un recensement exhaustif des articles sur le cinéma paraissant dans les publications non cinématographiques exigerait la constitution d’une équipe de chercheurs se consacrant régulièrement à cette tâche, comme pour les études littéraires ou historiques. La Bibliographie de la littérature française (XVI-XXe siècles), publiée chaque année par la Revue d'histoire littéraire de la France (PUF), et la Bibliographie annuelle de l’histoire de France, éditée par le C.N.R.S., sont d’ailleurs des outils très précieux pour repérer un grand nombre d’études cinématographiques paraissant dans des revues savantes. À défaut de bibliographie globale relative au cinéma proprement dit, nous avons entrepris un travail de recensement similaire en nous limitant à inventorier, de la façon la plus précise et exhaustive possible, les numéros spéciaux, dossiers et ensembles ou séries d’articles consacrés au cinéma par les publications francophones non spécialisées en cinéma. Malgré cette restriction, nous en avons recensé pour l’instant plus de deux mille, depuis les enquêtes publiées dans la presse des années 1910 au sujet des rapports entre le théâtre, art majeur de l’époque, et son concurrent émergent, le cinéma   , jusqu’aux dossiers et suppléments nécrologiques concoctés à l’été 2007 par Libération, Le Monde, Le Parisien et autres quotidiens sur le trio Antonioni / Bergman / Serrault.  

Une indexation des thèmes traités par toutes ces publications permettrait d’en saisir la diversité et de mesurer à quel point elles sont précieuses. D’autant que dans bien des cas, ces dossiers de revues présentent une documentation d’une richesse n’ayant rien à envier à celle d’un livre. D’ailleurs, une bibliographie sur le cinéma de la première moitié du vingtième siècle ne pourrait les ignorer, tant ces parutions palliaient les carences d’une édition cinématographique en cours de constitution.  "[Q]uelques mémorables numéros spéciaux de revues à majorité littéraire"   des années 1920 font encore les délices des cinéphiles et collectionneurs, tels les délicieux numéros du Crapouillot   , du Disque vert   , de Le Rouge et le noir   ou des Cahiers du mois   .
À cet égard, les revues, non pas cinématographiques comme dans les années 1950, mais artistiques et intellectuelles, furent l’un des vecteurs majeurs de l’épanouissement de la critique et de la légitimation du cinéma durant les années 1920 et 1930. René Mandion n’avait qu’en partie raison quand il nota en 1944 que ce furent d’abord de "petites revues" qui se piquèrent d’intérêt pour le cinéma : " […] dans certaines grandes revues "intellectuelles", la critique cinématographique n’a pas droit de cité, car le cinéma, comme chacun sait, n’est pas un art, mais l’expression de la barbarie humaine. Cependant, à côté de cela, de petites revues s’intéressent au nouvel art, si bien qu’un journaliste pourra dire, plusieurs années plus tard : 'Quelle est la jeune revue qui n’a pas consacré un numéro spécial au cinéma ?' "   . Petites ou grandes, nombreuses furent les revues qui prirent le parti du cinéma, que ce soit Les Annales politiques et littéraires, La Revue des deux mondes, La Revue des vivants ou La Vie intellectuelle.
Le mépris du cinéma n’est plus d’actualité, mais l’apport des revues n’est pas moindre aujourd’hui. Peut-être est-il même plus que jamais nécessaire à l’heure où la place consacrée au cinéma dans les quotidiens et hebdomadaires ne cesse de se restreindre, où les grandes signatures s’y font rares et où l’influence des revues de cinéma décline. Ainsi les débats sur les films, à tout le moins ceux qui ont un fort impact idéologique ou historique, se déroulent-ils souvent bien plus dans quelques revues que dans la presse cinématographique. Par exemple, si l’on voulait faire une étude sur la façon dont La Passion du Christ a été reçue, se contenter de parcourir les brèves notules publiées par les revues spécialisées serait nettement insuffisant. Il faudrait aussi se reporter, sans doute même en priorité, aux copieux dossiers qu’ont publiés à propos du film de Mel Gibson Paris Match   , pour le présenter, Commentaire   , pour le fustiger, Liberté politique   et Sodalitium   , pour le défendre, après René Girard dans un grand article du Figaro Magazine, peut-être le plus approfondi que le philosophe ait jamais publié sur un film. De même pour La Chute : si l’on veut comprendre cette œuvre, la consultation d’Allemagne d’aujourd’hui s’avère indispensable. Mentionnons encore que le critique Jean-Baptiste Thoret, dans une émission de " Mauvais genres "   , a vu dans la présence en une de Libération du film de George A. Romero Land of the Dead, le 10 août 2005, un moment clé de basculement dans l’évolution de la reconnaissance d’un " mauvais genre ", le signe de la légitimation intellectuelle du film d’horreur, qu’il considère par conséquent comme faisant date dans l’histoire du cinéma et de la critique. À cet égard, il rejoint la conviction qu’avaient déjà les premiers cinéphiles et journalistes du cinéma, selon laquelle c’est la place accordée au cinéma dans les publications non cinématographiques qui témoigne de son importance et de sa plus ou moins grande légitimation intellectuelle, bien plus que ce qui peut s’écrire dans les revues spécialisées. Ainsi la presse corporative des années 1900-1910 guettait-elle fébrilement toute occurrence du cinéma dans la "grande presse" : " Lorsque la prestigieuse Revue des Deux Mondes fait paraître un article sur le cinéma, qui n’a rien de littéraire, à la fin de l’été 1907, Phono-ciné-gazette s’en empare aussitôt et le reproduit en précisant : 'Nous tenons à souligner cette entrée du cinématographique dans la littérature générale comme la preuve tangible de son importance, de son intérêt et de sa vitalité.' " (Christophe Gauthier)   .


Les dossiers sur les personnalités du cinéma publiés dans la presse généraliste présentent aussi un grand intérêt, comme indices de la notoriété de tel réalisateur ou de tel acteur, selon la couverture qui leur est accordée, notamment à leur mort. Impossible par exemple de se faire une idée précise du culte de la personnalité dont jouit Sir Hitchcock sans connaître le numéro spécial " Par Hitchcock ", publié dans Vogue fin 1974. Un autre exemple particulièrement frappant : le 31 juillet 2007, à la mort d’Ingmar Bergman et de Michel Serrault, les uns se sont concentrés sur le premier (Libération), les autres sur le second (Le Parisien), certains choisissant de traiter les deux à égalité (La Croix). Le lendemain, Michelangelo Antonioni eut lui aussi droit à six pages en ouverture de Libération, à une demie dans Le Parisien et à deux dans La Croix (mais en étant juste annoncé en une, sans photo, éditorial et gros titres comme Bergman et Serrault la veille). La mort de Chris Marker, le 29 juillet dernier, a également fait l’objet d’un traitement très différencié selon les quotidiens : cinq pages " Événement " en tête de Libération, y compris la une ; une pleine page, annoncée en une, dans Le Monde ; deux articles relativement longs et un témoignage d’Agnès Varda dans L’Humanité (en deux pleines pages publiées deux jours différents, et annoncées en une) ; un long article dans La Croix ; un article relativement bref dans Le Figaro (un rez-de-chaussée en page 16) ; une brève, avec photo du sujet (la même que dans Le Figaro - la précision est d’importance, s’agissant de Chris Marker   ), dans Le Parisien (et reproduction d’une longue dépêche de l’AFP sur son site) ; une brève dans Ouest-France ; un bref article sur le site des Échos ; rien dans Présent, ou si peu de choses que nous n’avons pas réussi à repérer quoi que ce soit   . Les dossiers commémoratifs ne sont pas non plus à négliger, comme indices de la gloire posthume d’une personnalité du cinéma (presque rien sur Fernandel en 2003, par exemple, à part un article dans le numéro d’avril du mensuel Aladin). De sorte que l’on pourrait adopter deux devises qui se complètent : " Dis-moi comment tu traites du cinéma (ou de tel ou tel autre thème), et je te dirai quel type de publication tu es " ; " Dis-moi comment telle ou telle publication te traite et je te dirais quel cinéaste ou acteur tu es ou tu as été. "   .

Il serait bien impossible, dans le strict cadre de cet article, d’explorer toutes les pistes de recherche et tous les axes de réflexion que peut susciter la couverture du cinéma par les publications non spécifiquement cinématographiques. Nous avons donc préféré en donner une idée par un échantillon assez important. Sont données ici les références de deux cent soixante-neuf dossiers et numéros spéciaux sur le cinéma publiés entre 2006 et 2008 par les périodiques non spécialisés. À l’heure où d’aucuns s’interrogent sur le "défi Internet" que constitue la multiplication des blogs de critique cinématographique   , la liste des études sur le cinéma parues en revues   montre que le support papier est encore particulièrement précieux, des numéros aussi riches et stimulants que ceux de Genesis (sur les études génétiques en matière de cinéma), de La Revue de la Bibliothèque nationale de France (sur les archives du cinéma) ou de Ligeia (" De la peinture au cinéma ") n’ayant encore guère d’équivalents sur la toile   .

Enfin, les quelques illustrations regroupées dans la galerie de photos qui accompagne cet article, " Des revues pour le cinéma - NF-PMH ", donne une petite idée du merveilleux kaléidoscope de couvertures toutes différentes les unes des autres que constitue une collection de périodiques de ce type

 

Pascal Manuel Heu a dirigé deux numéros des Cahiers Henri Béraud sur Henri Béraud et le cinéma. Il prépare un numéro Histoire du cinéma  des Cahiers des Amis de Robert Brasillach et une anthologie des écrits de Jean Prévost sur le cinéma, en concertation avec l’association des amis de Jean Prévost.