Plongée passionnante dans l'intimité des collectionneurs d'art contemporain.

Anne Martin-Fugier réunit dans sa galerie personnelle quatorze portraits de collectionneurs, après les avoir fait poser dans leur environnement. De ces entretiens in situ, ces collectionneurs – que le terme rebute – se dévoilent eux-mêmes par un jeu de dialogue avec leur partenaire ou se livrent seuls. L'auteur s'efface, après avoir délimité un cadre poreux et apposé finalement sa signature. Collectionneurs, Entretiens s'apprécie comme une peinture d'Eugène Leroy, où les couches de matière sont sans cesse superposées les unes aux autres, où la lumière joue un rôle essentiel, afin d'atteindre le sujet même : le collectionneur, son rapport à l'art, à sa collection, à sa passion.

Du sujet, quatorze miniatures ont été retenues, car collectionner c'est s'inscrire dans la durée, redéfinir ses priorités, " si bien que ces gens-là mènent quasiment une double vie "   . Pareille " activité demande de la curiosité mais aussi du travail, de la constance. Il faut s'informer sans relâche, acheter ce qu'on aime, certes, mais en connaissance de cause ", selon Jean Philippe Billarant   . Amateur d'art ou amasseur plutôt que collectionneur, réunion plutôt que collection, qu'importe le terme, puisque tout part d'une pulsion. " Cette pulsion d'achat est de l'ordre du sensuel, de l'érotique "   , un désir d'inconnu surtout dans l'art contemporain, auquel aucun des quatorze collectionneurs n'a été sensibilisé enfant. Toute collection mérite une formation, un œil patiemment façonné, fruit d'un véritable cheminement personnel. Des premières œuvres achetées - rarement heureuses – à l'ensemble constitué, une évolution, si elle demeure perceptible, est toujours sous-tendue par une continuité certaine ; " il y a une écologie de la collection, pour essayer d'aller vers davantage d'excellence "   .

Au-delà, la spécificité d'une telle collection réside dans la curiosité perpétuelle, dans le mouvement incessant, vers une nouvelle génération d'artistes : " La passion de l'art est un tonneau des Danaïdes "   . C'est en cela que le présent ouvrage est un parfait instantané de notre époque, une source précieuse pour comprendre le mécanisme de la création artistique contemporaine par le prisme d'un de ses acteurs souvent fantasmé.

Le choix de l'œuvre, entre désir et impératifs

Le choix d’une œuvre ressort du désir, d’une impulsion à double tranchant. En effet, pour les uns, " il faut se méfier d'un tableau vers lequel on va spontanément. Le plaisir qu'il vous donne s'épuise vite. Un bon tableau doit vous résister, vous devez même ne pas être sur-le-champ séduit par lui "   . Au contraire, certains s’appuient " sur leurs désirs, (et font) confiance à (leur) intuition. Le rapport de l'art est essentiellement intuitif (..). C'est comme dans la relation amoureuse : on rencontre quelqu'un, on est attiré et il faut être honnête par rapport à cette attirance "   .

C’est pourquoi cette pulsion s’avère doublement canalisée, tout à la fois en raison du choix financier à opérer et du regard précieux du galeriste. Face à la boulimie, à l’addiction potentielle, à la peur d’être passé à côté de l’œuvre essentielle – les illustrations sont ici multiples – le collectionneur développe toute une stratégie : échanger une toile d’une moindre dimension pour une plus grande, échelonner en mensualités ses achats, revendre au moment opportun. Ainsi, Françoise Billarant souligne que " cela semble paradoxal mais, pour nous, il vaut mieux que la cote d'une oeuvre baisse ou stagne. Bien sûr, nous sommes peinés pour l'artiste, s'il est vivant. Mais cela nous donne la possibilité de racheter des pièces "   . Paradoxal, puisque selon la vision qu’elle partage avec son mari, " leur acheter des œuvres était notre façon d'être à leurs côtés, de les accompagner, puisque, n'étant ni conservateurs ni journalistes, nous ne pouvions pas leur organiser une exposition ni écrire un article sur leur travail "   . Dès lors, le suivi du travail d’un artiste constitue le meilleur soutien possible, délaissant parfois les uns pour aider les autres, déçus ou non de leur rencontre avec le créateur de leurs œuvres.

Au-delà du collectionneur se dessine en creux le rôle essentiel du galeriste, auquel Anne Martin-Fugier avait déjà consacré une série d’entretiens   . " D'un galeriste j'attends deux choses : un discours sur l'oeuvre, si j'en ai besoin, et une souplesse en termes de négociation – délai de réflexion, remise, facilités de paiement "   . François Michel confirme également que " la galerie joue un vrai rôle. Un artiste n'est pas toujours capable de parler de son oeuvre, ni un collectionneur de voir le travail d'un artiste. À une époque, certains se demandaient : " A quoi sert la galerie ? " Mais ils ont vite compris que cet intermédiaire était absolument nécessaire ".   De cette confiance née, l’œuvre entre alors dans l’intimité du collectionneur.

L'intimité et le rayonnement de l'oeuvre

L’entrée au sein du territoire privé du collectionneur est assurément l’aspect le plus intéressant de  Collectionneurs, Entretiens. Paul Durand-Ruel énonçait déjà qu’ " on n'apprécie bien une oeuvre d'art que lorsqu'on la possède et que l'on vit avec elle "   . Chaque entretien dévoile ce rapport intime à l’œuvre d’art. Ainsi, Stéphane Corréard souligne que le contact quotidien des œuvres les change et conçoit " la certitude que chaque oeuvre est un cheval de Troie. Une fois qu'elle est entrée dans un intérieur, elle se met à diffuser, sans qu'on y prenne garde "   . Ce rayonnement de l’œuvre trouve écho dans les propos de Gilles Fuchs, selon lequel " avec une oeuvre d'art, vous avez besoin de temps pour que s'instaure un dialogue entre elle et vous, dialogue qui peut changer selon votre humeur, et selon son accrochage et son voisinage. Tout est affaire de circonstances "   .

Dès lors, retirer une œuvre de son intimité pour l’exposer rompt bien souvent le magnétisme instauré. Cette brisure, Jean Chatelus l’a vécue, puisque " depuis qu'elle avait été montrée dans un lieu public, j'avais l'impression que ce n'était plus la mienne "   . Pour une autre collectionneuse, le jour où l'ensemble des œuvres est revenu, " je me suis sentie envahie, écrasée. J'ai été physiquement et psychiquement assez mal en point pendant plusieurs mois. Cela m'a permis de comprendre que j'avais une sorte de lien primitif à tous ces objets : ils ne m'appartenaient plus et étaient chargés d'ondes qui n'étaient plus les miennes, ils m'étaient devenus étrangers. (…) Il m'a fallu presque un an pour me réapproprier le salon "   . Le prêt est souvent une épreuve, celle de se mesurer au vide, de se confronter à des murs blancs.

Le lecteur est alors sidéré et presque désespéré face aux résultats malheureux de Didier et Marie-Noël Sicard d’amener l'art contemporain à l'hôpital et de ne recevoir en retour qu’un mépris administratif. Or, si selon Gérard Malavais, " l'art (lui) a permis de penser (son) quotidien "   , il semble évident que sa fonction réparatrice, pensée et construite dans l’espace hospitalier, aurait mérité davantage d’attention.

Vie et mort de la collection

Cette réflexion impose celle du devenir de la collection et des œuvres qui la composent, car selon Gérard Malavais " une collection meurt avec le collectionneur, qu'on le veuille ou non "   . Trois choix s’offrent bien souvent : conserver la collection – par le biais d’une fondation ou de legs aux enfants – la donner à une instance publique, la disperser. Nombre de collectionneurs refusent la deuxième solution, car les musées s’avèrent bien trop souvent encombrés. Au contraire, la dispersion permet d’accorder une nouvelle vie aux œuvres, qui peuvent résonner avec d’autres, acquérir une nouvelle dimension, être mises en rapport sous un autre regard. Antoine de Galbert, fondateur de la Maison Rouge à Paris, assure qu’ "hériter d'une collection est encore plus illégitime qu'hériter d'un capital. C'est totalement absurde puisqu'une collection est une oeuvre personnelle "   . Sentence à méditer.

En définitive se pose la problématique du rapport de l’œuvre collectionnée au public. Ainsi, Jean-Luc Marion, dans De surcroît   , résume toute l’ambiguïté du rôle du collectionneur : " A-t-il le droit de priver les autres regards de contempler ses tableaux ? Mais surtout a-t-il le droit de priver les tableaux des autres regards innombrables qui les feraient vivre pour ce qu'ils sont ?"