Le mouvement de libération des femmes a été porté sur les fonts baptismaux médiatiques le 26 août 1970, rappelions-nous précédemment. Mais le renouveau féministe couvait en France depuis la fin des années 1950. Le féminisme de la première vague combattait les inégalités instituées par le code civil napoléonien (1804) et visait l’obtention du droit de vote ; plus radicalement, le féminisme de la deuxième vague revendique la libre disposition de soi. Une femme ne dispose de soi qu’à condition qu’elle ait le droit de recourir à la contraception, à l’avortement, qu’elle ne dépende pas d’un éventuel époux, qu’elle puisse divorcer et il faut aussi, bien entendu, qu’il soit clairement établi qu’elle est un corps-sujet ni violable ni violentable. C’est aux épisodes de l’émancipation corporelle que nous nous intéresserons dans un premier temps : la maîtrise de sa fécondité est la condition nécessaire de l’émancipation.

Dans Le deuxième sexe, en 1949, et à contre-courant des politiques natalistes intensément développées dans l’après-guerre, Simone de Beauvoir a défendu le birth control et l’avortement libre, sans lesquels les femmes ne parviennent pas à faire carrière – ce qui lui a valu et lui vaut encore, d’être violemment critiquée, au nom de l’excellence de la maternité   .

 

De la maternité heureuse au planning familial

Si aujourd’hui d’aucunEs voudraient nous faire accroire que les Etats-Unis sont puritains, rappelons que les Américaines ont bénéficié de la pilule dès 1960, grâce, en particulier, à la détermination de Margaret Sanger, qui a ouvert la première clinique de contrôle des naissances et fondé the American Birth Control League (la Ligue américaine pour le contrôle des naissances).
En 1947 puis à nouveau en 1954, la gynécologue catholique et sympathisante communiste française, Marie-Andrée Lagroua Weill-Hailé rencontre Margaret Sanger. En 1955, lors d’un procès pour infanticide, lié à l’impossibilité pour le couple incriminé de contrôler sa fécondité, elle fait valoir à la barre la culpabilité de la loi de 1920, qui interdit contraception et avortement. De nombreux articles soulèvent ensuite dans la presse le tabou des naissances non désirées, du nombre et de la morbidité des avortements clandestins   .

En mars 1956, M. A. Lagroua Weill-Hailé et la sociologue Evelyne Sullerot fondent l’association "La maternité heureuse" qui, sous des airs maternalistes, vise bel et bien à permettre à ses adhérentes d’échapper à l’accablement des maternités répétées. Les arguments développés par l’association  doivent beaucoup à Simone de Beauvoir, qui d’ailleurs fait paraître des articles dans son bulletin   . Bientôt des médecins et des francs-maçonNEs adhèrent à l’association.
En 1959, les médecins de La maternité heureuse, qui deviendra en 1960 le Mouvement français pour le planning familial (MFPF), se fournissent en contraceptifs au siège londonien de l’International Planned Parenthood, En 1961, soit quarante ans après la création du premier centre londonien dédié au contrôle des naissances ouvre à Grenoble le premier centre du MFPF. Ce "laboratoire social de la modernité"   œuvre dans les interstices de la loi, qui interdit la propagande, mais non l’information anticonceptionnelle. A Paris, un centre d’accueil ouvre en octobre 1961, le Planning essaime partout en France ; le nombre des adhérentEs ne cesse de croître.

 

La Loi Neuwirth

En 1965, lors de la première véritable élection au suffrage universel direct du Président de la république, le Mouvement démocratique féminin (MDF) obtient que le candidat socialiste François Mitterrand préconise la légalisation de la contraception. Dans les années précédentes, des propositions de loi allant en ce sens avaient été déposées par la Gauche, mais elles avaient été rejetées. Cette fois, portée par un Gaulliste sensibilisé à la question lorsqu’il était résistant à Londres, soutenue par le MFPF, la droite modérée et la Gauche, la réforme de la loi de 1920 aboutira.

Du moins en apparence, car si la loi Neuwirth est votée en décembre 1967, ses décrets d’application sont différés. Ce n’est qu’à partir de février 1969 que les contraceptifs oraux commenceront d’être disponibles tandis qu’il faudra attendre 1972 pour que l’insertion des contraceptifs intra-utérins puisse être effectuée dans les hôpitaux et les centres de soins agréés, étant entendu qu’elle demeure illégale ailleurs. En outre, la délivrance de contraceptifs oraux est soumise à la même procédure que celle de prescriptions de morphiniques : l’acheteuse, fichée, voit les traces de son achat dûment consignées. Quant aux mineures, elles doivent être munies d’un consentement parental écrit. Enfin, aucun contraceptif ne sera remboursé, afin, argue-t-on, d’éviter une baisse de la natalité. Car cette peur-là est manifeste et, sauf dans les argumentaires des parlementaires socialistes, semble-t-il, la liberté des femmes, celle de choisir d’avoir ou pas des enfants, n’est guère considérée   .
Lors des débats parlementaires, et en dépit d’un rapport favorable de l’INSERM, certains des opposants à la réforme, se prévalant d’une prétendue expertise médicale, augurèrent d’une déféminisation et d’une dévirilisation. Xavière Gauthier explique par "la terreur qui s’emparait des gens à l’idée que les femmes soient libres" les retards à l’application de la loi : "On croyait que si on n’obligeait pas les femmes à faire des enfants, elles n’en feraient pas. On ne tablait ni sur leur amour ni sur leur désir d’enfants, mais sur l’obligation"   

Ainsi, c’est seulement grâce aux pressions d’un mouvement féministe renaissant que la loi Neuwirth sera appliquée. Si l’on en escomptait une diminution du nombre des avortements clandestins, de l’aveu même de Lucien Neuwirth, elle avait été "sabotée".


"Un enfant si je veux, quand je veux"

Le mouvement de libération des femmes confère au droit d’avorter un caractère crucial, et c’est en combattant pour son obtention que le mouvement a pris de l’ampleur: aussi longtemps que les femmes ne disposent pas du droit d’avorter, elles subissent l’oppression patriarcale, qui attribue aux hommes un droit de propriété sur leur ventre ; encombrées d’enfants, elles ne peuvent s’appartenir.

En juin 1970, le médecin et parlementaire gaulliste Claude Peyret se fait le porteur, moyennant restriction, d’une proposition de loi visant à l’élargissement de l’avortement thérapeutique. Émanant de l’Association nationale pour l’étude de l’avortement (ANEA), créée en 1969 et dont la plupart des membres appartiennent au MFPF, elle est encore loin de promouvoir l’avortement libre et gratuit qu’exigent les féministes : "la permission d’avorter pour de bonnes raisons signifie toujours que la décision n’appartient pas à la femme"   . Et pourtant, le 27 mars 1971, l’association Laissez-les vivre publie dans Le Monde un manifeste signé par cent notables qui s’élèvent contre le "projet d’assassinat institutionnalisé"  qu’elle représente à leurs yeux.

Or 250 à 300 femmes, quasi exclusivement des déshéritées, meurent des suites d’un avortement non médicalisé   . La riposte féministe ne se fait donc guère attendre. Le 1er avril 1971 paraît dans Politique Hebdo "Les avortées prennent la parole", manifeste qui sera republié dans Le Nouvel observateur le 5 avril suivant   , sous le titre  "Je me suis fait avorter". 343 femmes, au nombre desquelles, outre des militantes du MLF plus ou moins reléguées en note de bas de page, Simone de Beauvoir, Catherine Deneuve, Marguerite Duras, Françoise Fabian, Gisèle Halimi, Jeanne Moreau, Françoise Rochefort, Françoise Sagan, Delphine Seyrig, Nadine Trintignant, Agnès Varda, Marina Vlady déclarent avoir transgressé l’interdiction d’avorter et appellent à la désobéissance civile : cela, pour le moins, "fait événement" et même si le 12 avril Charlie Hebdo n’avait pas qualifié ironiquement les signataires de "salopes". Repris en une du Monde, à la radio et à la télévision, cela a "l’effet d’une bombe"    .  Il va de soi que la loi, aussi publiquement bafouée, ne saurait plus du tout être appliquée.

Le groupe FMA (Féminin, Masculin, Avenir), créé en septembre 1967 par Anne Zelensky, Jacqueline Feldman et Betty Felenbok, devenu "Féminisme, Marxisme, Action" sous l’influence de Christine Delphy, qui l’a rejoint en 1968, avec Emmanuèle de Lesseps et le mixte Mouvement pour la liberté d’avorter (MLA), lui aussi créé par Anne Zelensky, ont  largement contribué à l’élaboration de cette stratégie médiatique incontestablement réussie. Non moins que l’avocate Gisèle Halimi qui, en juillet 1971, crée l’association mixte "Choisir" afin de défendre toute personne s’exposant à des poursuites pour avoir enfreint l’interdit d’avorter et de parvenir à l’abrogation de la loi de 1920. "Face légale et respectable" du mouvement   , comme le MFPF, elle comporte des membres – tels Jean Rostand, Jacques Monod, Simone de Beauvoir, Delphine Seyrig, Françoise Fabian… - dont la notoriété garantit une certaine impunité.

Les militantes du mouvement qui n’apprécient que modérément ce vedettariat et l’acoquinement avec notables et presse bourgeoise, celles qui préfèrent amplement mener des actions non mixtes dont elles restent les maîtresses d’œuvre, ne sont pas néanmoins sans se l’approprier dans l’après-coup : "Le succès de l’opération efface toutes les réticences et l’initiative prise par quelques-unes devient a posteriori celle du mouvement tout entier."   .

Elles se font un plaisir de perturber les conférences du fondateur de Laissez-les vivre, le célèbre professeur Jérôme Lejeune, découvreur du gène de la trisomie. Et le 20 novembre 1971, elles accomplissent une démonstration de force et d’inventivité lors de la première manifestation publique à laquelle elles aient appelée, qui, foisonnante et bariolée, ponctuée de ballons multicolores portant slogans, proclame haut et fort ce "principe d’évidence de justice" : "Notre ventre nous appartient". Non sans ajouter "mariage = piège à cons" ni sans désirer "libérer la mariée" de l’église Saint-Ambroise  

 

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