Comment remettre en cause la notion de créateur-génie, implicitement masculine ?  

En regardant les représentations photographiques de Marcel Duchamp, notamment celles sur lesquelles, grâce à Man Ray, il paraît en Rrose Sélavy, l’image apparaît d’emblée comme le terrain sur lequel se produit le genre de l’artiste à travers un jeu complexe de répétitions et de transgressions. Encore convient-il d’interpréter ce geste – devenu ici le point culminant de la remise en cause de l’image traditionnelle de l’artiste créateur -, et de lui conférer toute son ampleur. C’est ce à quoi s’attache l’auteur de cet ouvrage, professeur d’histoire et théorie de l’art à l’Ecole nationale supérieure d’art de Bourges.

Loin de représenter une forme d’intégration du féminin dans une masculinité toute puissante ou androgyne, la féminisation de Marcel Duchamp indique beaucoup plus l’ouverture d’une possibilité d’identification marquée par le féminin. Indiquons au lecteur qui n’aurait pas de souvenirs précis qu’une exposition de 1997, au musée Solomon R. Guggenheim de New York, intitulée de manière significative Rrose is a rrose is a rrose, reliait les photographies de Duchamp en Rrose Sélavy aux travaux d’artistes comme Claude Cahun, Nan Goldin ou Cindy Sherman. Ces derniers artistes, comme on le sait, jouaient eux aussi avec le couplage masculin/féminin, par la mise en scène, le travestissement et en tout cas, une certaine fluidité du genre et des processus d’identification.

Et c’est bien là que l’auteur veut en venir. L’histoire de l’art pratique le nu féminin depuis longtemps, mais au travers du prisme du regard masculin. Le geste de Duchamp est tout autre que celui d’un simple renversement de cette donnée historique. La stratégie adoptée par Duchamp au moment même où il passe de la peinture au ready made correspond à l'essai pour réinventer la masculinité de l’artiste à partir du constat que la part jouée par le corps féminin dans la création artistique est en train de perdre son sens.

L’hypothèse proposée est celle-ci : Duchamp a déstructuré le genre de l’artiste, autrement dit sa masculinité. Mais ce n’est pas tout, d’autant qu’un propos ainsi réduit à un aspect de la question risquerait de virer au subjectivisme. Donc, l’auteur de l’ouvrage poursuit : en prenant la décision de se donner un alter ego féminin, il a marqué un passage crucial dans la modernité. Il a décentré par ce geste la figure de l’artiste pour l’inscrire dans le féminin. Point d’aboutissement : la remise en cause de la notion de créateur-génie, implicitement masculine. Mais plus largement encore, l’auteur tente de s’interroger sur le genre de l’artiste en portant un regard critique sur les mythes fondateurs de l’histoire de l’art. Elle suit de près les travaux des historiennes féministes de l’art, dont on sait qu’elles ont montré, depuis quelques décennies déjà, que la figure du grand artiste, au centre du récit de l’histoire de l’art, repose sur la virilité et l’exclusion des femmes et de ceux qui ne partagent pas cette masculinité.

On pourrait dissoudre cet ouvrage dans les gender studies, qui ont consacré de nombreuses études à la sexuation ambivalente de certains artistes. En réalité, il s’agit ici d’autre chose ou de quelque chose de plus conséquent. Le refus de Duchamp du rôle privilégié d’artiste-peintre-créateur, aussi bien que son adoption d’un alter ego féminin, ne représentent pas un simple renoncement à un rôle traditionnellement masculin, ni à l’autorité qui y est associée. Duchamp va bien au-delà d’un dépassement assez plat du topos de la virilité du peintre qui inscrit sa marque sur la toile.

Il oblige à repenser l’autorité de l’artiste, avec ses inscriptions sexuées, à travers un processus de destruction et de reconstruction de la masculinité. Le renoncement à une identité implicitement associée aux notions de maîtrise et de virilité est donc bien plus complexe qu’il n’y paraît.

A partir de ce point, l’auteur peut déployer sa thèse en trois moments : le premier est consacré à une autre masculinité, mettant en question nombre de mythes anciens autour de l’artiste. Le deuxième est voué à l’exploration de la féminité de Rrose Sélavy, impliquant un large repérage des figures de la féminité, de l’homosexualité, de la femme marchandise et de la femme moderne. Enfin, le troisième moment se focalise sur la "mariée" de Duchamp, et la politique sexuelle de Dada.
S’agissant d’une thèse heureusement réécrite, on soulignera que le texte n’a pas les lourdeurs du genre. Il est au contraire vif et pointilleux à la fois, développant le propos autour de nombreux exemples. Les transformations de Duchamp incitent finalement à penser l’identité de l’artiste comme une formation complexe dont l’existence est profondément liée aux représentations disponibles. Il faut donc comprendre que le fait de prendre les apparences de Rrose Sélavy n’était pas pour Duchamp un simple jeu né d’une complicité masculine, par exemple avec Man Ray. Il était plus fermement question d’un décentrement activé par une féminisation obligeant à questionner une identité qui se construit dans le geste consistant à s’exposer tout en se dissimulant derrière un masque.

L’auteur soutient son propos grâce au recours aux théories publiées par Judith Butler. Mais elles ne sont pas simplement projetées sur le travail de Duchamp. L’objectif était plutôt de montrer comment Duchamp intègre cette problématique du féminin à sa personne d’artiste, ce qui évidemment ne fait pas de lui un artiste féminin avant la lettre. De ce fait, son ouvrage peut être lu à partir de plusieurs registres d’analyse. L’image, le statut de la reproduction technique (à propos de la photographie, puisque c’est ainsi que l’on connaît Rrose Sélavy), le masculin et le féminin, l’histoire de l’art, les notions de génie et de création se croisent sur l’ensemble du parcours pour redéfinir l’autorité de l’artiste et sans doute se débarrasser de l’originalité de l’artiste. C’est donc au féminin que l’on doit cette redéfinition de l’identité de l’artiste, telle qu’elle est initiée par Duchamp