La gauche antilibérale française souffre de divisions anciennes, qui commencent à être surmontées par le succès du Front de gauche, mais qui ne pourront disparaître au vu des fortes identités des différentes organisations de cette portion de l’échiquier politique. 

L’élection présidentielle a vu l’espace à la gauche du Parti socialiste largement occupé par le candidat du Front de gauche (FDG), Jean-Luc Mélenchon, qui a su conjuguer son talent oratoire avec une véritable dynamique militante à la base pour obtenir un bon score (11%), quoique moins élevé qu’espéré au vu des derniers sondages d’avant le 1er tour. Les scores des deux candidats d’extrême-gauche, Philippe Poutou pour le Nouveau parti anticapitaliste (NPA) et Nathalie Arthaud pour Lutte ouvrière (LO), très faibles (respectivement 1,2 et 0,5%), n’ont fait que souligner cette “aspiration” de l’électorat de la gauche radicale vers la dynamique unitaire représentée par le Front de gauche. Il n’était pourtant pas évident, lors de la création du Parti de gauche (PG) fin 2008 puis du FDG début 2009, que le rapport de forces à l’intérieur de la gauche antilibérale allait tourner à ce point en faveur du Front, le NPA ayant opéré un départ en fanfare avec 9000 militants annoncés et se projetant comme la quatrième force politique du pays à terme ; le PCF, censé devoir mourir depuis plus de vingt ans, peinait à se remettre des très mauvais scores des élections présidentielles de 2002 et de 2007 (3,37 et 1,93%).

Si le FDG semble aujourd’hui réussir une relative intégration des différents courants de la gauche antilibérale (outre le PCF et le PG, le FDG compte en son sein, la Gauche unitaire – scission de la Ligue communiste révolutionnaire –, la Fédération pour une alternative sociale et écologique, République et Socialisme, le Parti communiste des ouvriers de France, Convergences et Alternative – scission du NPA, sans oublier le ralliement de la Gauche anticapitaliste, un autre courant du NPA, dimanche dernier), c’est au terme d’une longue période de recompositions, alliances et scissions, dans une mouvance si riche en sigles et en organisations que l’observateur, le militant ou le citoyen peuvent avoir l’impression d’un labyrinthe incompréhensible, et peuvent se poser une question simple et légitime : “Qu’est-ce qui différencie des courants qui, peu ou prou, défendent tous le partage des richesses et entendent lutter contre le capitalisme/libéralisme ?”. C’est seulement en revenant sur l’historique de ces recompositions que l’on peut comprendre la situation actuelle.

 

Des expériences cumulatives

Le phénomène de recomposition de la gauche antilibérale débute à la faveur de la crise du PCF, qui s’accélère considérablement dans les années 80 : l’impossibilité d’une rénovation interne pousse le courant dissident des “reconstructeurs” communistes (dont Claude Poperen et Félix Damette) à quitter le parti   et à tenter de s’allier à différents courants de la gauche de la gauche qui œuvrent à un rassemblement, dont les militants engagés dans le projet “Refondation”. En effet, des communistes dissidents, des socialistes, des écologistes, des républicains de gauche veulent créer “un vaste réseau de solidarité et de réflexion”   . La crise des deux grandes formations traditionnelles de la gauche permet de libérer cet espace de dialogue et de convergence, le projet “Refondation” donnant lieu à des rencontres nationales en avril 1992 et à la présentation de candidats lors des élections législatives de 1993, qui obtiennent des scores assez décevants, pâtissant de l’hétérogénéité des profils des candidats (certains sont étiquetés Mouvement des citoyens, d’autres LCR, d’autres Alternative rouge et verte – organisation héritière du PSU). La dynamique du mouvement s’essouffle, les divergences sur l’Union européenne soulignant les contradictions du rassemblement, spécialement entre chevènementistes et écologistes, et aboutissant à l’échec de la constitution d’une liste commune en 1994.

Une nouvelle structure de rassemblement voit le jour la même année avec la Convention pour une alternative progressiste (CAP), animée elle aussi par des militants socialistes, communistes, écologistes et trotskistes, qui organise des débats autour d’ ”un contrat de législature au contenu réellement transformateur”   , ses animateurs précisant que la CAP se reconnaît “aussi peu dans la gauche strictement gestionnaire que dans la gauche de protestation”   ; elle soutient finalement Dominique Voynet à l’élection présidentielle de 1995, alors que le PCF et Lutte ouvrière présentent chacun leur candidat. Le bon score d’Arlette Laguiller fait d’ailleurs envisager à Lutte ouvrière la création d’un “grand parti ouvrier” plus ouvert – ce qui préfigure le lancement du projet du NPA par la LCR treize ans plus tard – mais le projet est rapidement abandonné.

Le leitmotiv de la CAP est de constituer un “pôle de radicalité” à la gauche du PS mais la victoire de la gauche plurielle en 1997 la met en difficulté, puisqu’elle hésite entre une stratégie protestataire et une optique de soutien, fût-il critique, aux réformes lancées par le gouvernement Jospin. Gilbert Wasserman, l’un des principaux animateurs de la CAP, s’interroge : “Doit-elle choisir l’extériorité inévitablement accompagnée d’une sorte de “radicalisation” à gauche ou tenter d’aider la gauche à réussir effectivement, ce qui implique une démarche plus complexe, moins esthétique mais ô combien plus productive ?”   . La question du soutien au gouvernement divise profondément la CAP, qui décline rapidement, faute également d’un projet alternatif commun à ses adhérents : s’opposent en effet plusieurs cultures politiques au sein de la gauche de la gauche, les matrices communiste et trotskiste coexistant avec une sensibilité plus libertaire, plus soucieuse d’ “ouverture” et de démocratie interne, sensibilité héritière du courant autogestionnaire représenté dans les années 70 et 80 par le PSU ; ajoutons que la question écologiste – et notamment la question du nucléaire – ainsi que le rapport à la construction européenne fracturent la mouvance antilibérale. La CAP se transformera finalement en Forum de la gauche citoyenne en 2003, davantage un espace de débats qu’un véritable mouvement structuré : ce dernier lance un appel à voter “Y” en 2007, ne se prononçant pas pour Olivier Besancenot, Arlette Laguiller, José Bové ou Marie-George Buffet.

L’analyse de cette première période souligne les facteurs structurels qui semblent obérer la réussite d’un regroupement de la gauche de la gauche : absence de projet alternatif commun, divergences sur la forme de l’organisation à construire, polémiques sur la stratégie face au pouvoir. Malgré les très bons scores de la gauche antilibérale en 2002 (plus de 13% si l’on additionne les scores de LO, de la LCR et du PCF ; ces scores étant relativisés par l’échec flagrant des listes LO-LCR lors des élections européennes de 2004, qui voit le PS regagner son hégémonie), l’expérience des collectifs antilibéraux ne fera que confirmer les handicaps de la mouvance.

 

L’échec des collectifs unitaires

La campagne référendaire portant sur la ratification du Traité constitutionnel européen semble constituer une fenêtre d’opportunité inédite pour un rapprochement des différentes familles de la gauche antilibérale : une dynamique militante se forme autour de “l’appel des 200” lancé par la fondation Copernic, des collectifs unitaires pour le “non” se forment sur tout le territoire, des adhérents du PCF, de la LCR, d’ATTAC, des syndicalistes, associatifs, etc, se retrouvant au coude à coude pour combattre un projet jugé ultralibéral. La victoire du “non” le 29 mai 2005 semble prouver l’efficacité d’une telle collaboration et un certain nombre de militants estiment que ce rassemblement pourrait aller plus loin : en novembre 2005, un nouvel appel, intitulé “Pour des candidatures unitaires en 2007 et 2008” est lancé ; il est suivi d’un second appel en mai 2006 qui débouche sur la création d’un “Collectif national d’initiative pour un rassemblement antilibéral de gauche et des candidatures communes” (abrégé CIUN, pour “collectif d’initiative unitaire national”), chargé de coordonner les comités locaux déjà existants et d’encourager la création de nouveaux.
Entendant éviter une dispersion des candidatures en vue de l’élection présidentielle de 2007, les collectifs unitaires effectuent un travail programmatique qui débouche sur l’adoption d’une “charte antilibérale” fin août 2006, précisant les contours d’une alternative au libéralisme. Le 10 septembre 2006, une étape supplémentaire est franchie avec le texte “Ambition-stratégies-candidatures”, qui fixe un calendrier pour la désignation d’un candidat commun mais qui laisse en suspens des questions qui risqueraient de faire éclater le mouvement, notamment celle de la participation à un futur gouvernement en cas de victoire de la gauche en 2007. Si José Bové, l’une des personnalités pressenties pour représenter la gauche antilibérale, propose l’organisation de primaires ouvertes, il se heurte à une fin de non-recevoir de la part du PCF, qui, fort de son poids militant au sein des collectifs, entend proposer la candidature de sa secrétaire nationale, Marie-George Buffet   ; la LCR, de son côté, argue des ambiguïtés des textes unitaires quant à la question de l’alliance avec le Parti socialiste pour se retirer du processus. Reportée, la désignation du candidat montre que les collectifs unitaires se dirigent vers une impasse : José Bové et Patrick Braouezec retirent leur candidature en novembre, la direction du PCF mobilise ses troupes en vue de la réunion des 9 et 10 décembre qui doit valider définitivement un candidat. Celle-ci, houleuse, voit Marie-George Buffet recueillir une majorité de suffrages mais les autres personnalités déplorent ce choix et indiquent publiquement que la secrétaire nationale du PCF ne représentera que son parti.

La gauche antilibérale se présente de manière éclatée en 2007 et recueille des scores assez faibles, Olivier Besancenot se plaçant en tête avec 4% des suffrages, le PCF et José Bové, se revendiquant chacun du soutien des collectifs unitaires, recueillant moins de 2% des voix : l’échec est patent. Si les problèmes de “programme commun” ont été surmontés temporairement avec l’adoption de la charte antilibérale, les affrontements entre appareils partisans, soucieux de défendre leurs positions et leurs stratégies, ont obéré toute chance d’une candidature unique : la question, particulièrement, de la participation à une nouvelle expérience de “gauche plurielle” aux côtés du PS ne pouvait que désunir un front où cohabitaient PCF et LCR.

 

Les expériences concurrentes du NPA et du FDG

Faible dans les urnes, la gauche antilibérale reste active sur le terrain militant, sachant faire preuve d’une relative unité dans la contestation de réformes telles que le CPE ou l’augmentation de la durée des cotisations en matière de retraites. La LCR, forte de sa première place en 2007, décide d’entamer un processus de transformation en parti plus large, qui rassemblerait les différents courants de la gauche de la gauche, qu’ils soient libertaires, trotskistes, communistes ou écologistes : le Nouveau parti anticapitaliste voit le jour début 2009 et entend remodeler le paysage politique. Mais il n’est pas le seul à vouloir “recomposer” la gauche de la gauche, le départ de Jean-Luc Mélenchon du PS et la création du PG puis du FDG amenant à une claire concurrence entre les deux organisations pour l’hégémonie sur la gauche antilibérale. D’assez rapides discussions en vue des élections européennes de 2009 échouent, ces dernières étant l’occasion de "se compter" pour l’un et l’autre : le NPA obtient moins de 5% des voix, derrière le Front de gauche, qui en recueille 6%. C’est désormais la question d’une orientation unitaire qui va déchirer progressivement le NPA, notamment à l’occasion des élections régionales de 2010 : la consultation des militants fin 2009 révèle une fracture en trois tendances, une favorable à l’unité, une pour une stratégie autonome et une direction sans majorité, hésitant entre ces deux positions. Il en résulte une absence de ligne claire, des accords étant parfois conclus avec le FDG (avec le succès remarqué de la liste dans le Limousin, qui peut se maintenir et obtient 19 % au deuxième tour), l’  "indépendance" étant préservée dans la plupart des endroits. La question de la participation aux exécutifs régionaux a été la pierre d’achoppement des négociations, le NPA suspectant le FDG de vouloir se rallier aux majorités de gauche locales, ce qui n’a pas été le cas dans un certain nombre de régions.

Il apparaît que la politique d’isolement du NPA le vide peu à peu de sa substance militante, le congrès de 2011 se déroulant dans une ambiance tendue et les départs se multipliant. C’est le FDG qui semble symboliser l’espoir d’un regroupement de la gauche antilibérale, l’alliance du PCF et du PG permettant au premier de faire une “cure de jouvence” militante et au second de bénéficier des ressources institutionnelles des communistes. Les autres composantes (FASE, C&A, PCOF…), peu visibles publiquement, expriment malgré tout la diversité de la gauche antilibérale au sein du Front. Si la candidature de Jean-Luc Mélenchon a éclipsé les voix d’extrême-gauche en 2012   , sa défaite personnelle aux législatives et le rétrécissement du groupe parlementaire du FDG n’en posent pas moins des questions sur la réalité de la dynamique du regroupement, qui reste tiraillé par la question de son rapport au PS, malgré la décision du PCF de ne pas participer au gouvernement.

La gauche antilibérale voit-elle enfin dans ce regroupement la fin de la malédiction de la désunion ? Le diagnostic ne saurait qu’être prudent, une partie de la gauche antilibérale, plus “mouvementiste” ou radicale idéologiquement, ne se retrouvant pas dans ce qui reste pour l’instant un cartel électoral qui ne reconnaît pas l’adhésion directe   . De plus, la bataille pour la reconquête des voix de l’électorat populaire semble pour l’instant gagnée par un Front national en plein essor, FN dont le langage emprunte parfois à celui du Front de gauche dans la dénonciation des méfaits du libéralisme, l’appel à un Etat-protecteur et la défense des services publics, tournant idéologique considérable si l’on pense aux positions économiques du FN dans les années 1980.

 

Quelle alternative politique ?

La gauche antilibérale ne peut espérer qu’un regroupement partiel de ses forces, des organisations telles que Lutte Ouvrière ou le Parti ouvrier indépendant récusant par avance toute stratégie d’alliance avec un Front de Gauche jugé “réformiste” ; le NPA, enlisé dans une crise interne qui dure, adoptera sans doute le même type de stratégie ; il ne faut pas oublier par ailleurs la mouvance des “décroissants”, eux-mêmes divisés entre Parti pour la décroissance, Mouvement des objecteurs de croissance et Parti des objecteurs de croissance, qui contestent le productivisme et la société de consommation que soutiendraient par certains aspects selon eux les formations traditionnelles de la gauche antilibérale quand elle développe un discours néo-keynésien de relance par l’augmentation des salaires.

L’aspect idéologique ne doit également pas être sous-estimé : la gauche antilibérale apparaît souvent dans une posture “défensive”, se mobilisant aux côtés des salariés, chômeurs, sans-papiers, davantage pour éviter des reculs sociaux que pour proposer une réelle alternative politique et sociale. Il ne s’agit pas de dire qu’elle n’avance pas de propositions en rupture avec l’ordre existant, mais l’ombre des expériences totalitaires du XXème siècle continue à peser sur la perspective d’une autre société, y compris chez les forces se proclamant “révolutionnaires”, qui mettent souvent plus en avant des mots d’ordre pour l’augmentation des salaires et le refus des licenciements qu’une claire vision d’une société alternative. Comme le note Philippe Raynaud, qui a étudié la littérature de la gauche radicale : “Chez aucun des auteurs, brillants ou laborieux, que nous avons étudiés, nous n’avons rencontré ce qui faisait la force de l’illusion communiste : la certitude d’être au service d’une cause à la fois juste et scientifiquement fondée, qui devait inéluctablement conduire à l’émergence d’une société radicalement différente”   . De la même manière, pour Daniel-Louis Seiler, “les partis étudiés ici se caractérisent plus par l’hostilité au système ou à ses abus que par la proposition d’une alternative claire”   . La gauche antilibérale, si elle veut gagner en densité politique, devra réussir la synthèse entre plusieurs projets de transformation sociale : entre la rupture révolutionnaire prônée par l’extrême-gauche, la “révolution par les urnes” du Front de gauche et la “simplicité volontaire” des objecteurs de croissance, le travail de synthèse s’annonce ardu