Un récit de la dérive capitaliste et une analyse des points de tension entre consommateur et citoyen.

Benjamin Barber est un essayiste brillant et souvent pertinent. Depuis le succès de son livre "Djihad versus McWorld" (paru en France en 1996), ce professeur de sciences politiques a l’université du Maryland, spécialiste de la société civile, francophone et francophile de surcroît, s’emploie à montrer que la démocratie est aujourd’hui grandement menacée. Son nouveau livre est une pierre de plus à l’édifice de sa démonstration. Sa thèse est simple et plutôt convaincante : la phase actuelle du capitalisme, qu’il appelle le "capitalisme consumériste", fait courir un réel danger au système capitaliste lui-même, car elle conduit à ce qu’en chacun de nous-même le consommateur s’oppose toujours plus au citoyen. Par voie de conséquence, cette évolution mettrait, selon lui, la démocratie en situation dangereuse.


Les audacieux s'enrichissent…

Cette thèse a du succès depuis plusieurs années outre-atlantique. Elle est aussi bien défendue par Lester Brown que par Robert Reich. Benjamin Barber en explicite avec moult exemples (presque trop, parfois) le mécanisme pernicieux. Au temps où Max Weber en faisait l’analyse, le capitalisme avait pris son essor en s’appuyant sur "l’éthique protestante". Selon le sociologue allemand, dont Barber reprend et prolonge la pensée, le goût de l’effort, le salut par le travail (et les bonnes œuvres), le souci du long terme… ont permis l’expansion de ce système économique car ce terreau a favorisé non seulement la poursuite de l’accumulation du capital mais également une certaine rationalisation et une maturation de ce modèle de production. "Né d’une extraordinaire synergie entre égoïsme et altruisme, entre profit et productivité, il a (…) permis à des audacieux, énergique et entreprenants, de s’enrichir en servant la croissance et le bien être de pays en route vers la prospérité".

Seulement voilà, après des décennies d’expansion et d’épanouissement, le modèle a commencé à montrer de sérieux signes de faiblesse, notamment à partir du début des années soixante-dix. Et ce, en raison même de son propre succès. La capacité de production a fini par surpasser les besoins qu’il servait, et "sa capacité de distribution a été bloquée par la montée des inégalités mondiales qu’il a cristallisées". Le capitalisme s’est donc mis à la recherche d’un nouveau souffle. Il a fini par le trouver mais en renonçant aux principes qui avaient fait sa réussite d’origine. Selon Barber, son succès dépend désormais du consumérisme plus que de la productivité, "il a engendré un éthos de l’infantilisation qui valorise ce que l’éthique protestante condamnait".


… et infantilisent le consommateur

Cette "infantilisation" des consommateurs, nouveau carburant du capitalisme, se traduit d’abord en élargissant le marché aux enfants de plus en plus jeunes pour les transformer en consommateurs de plus en plus tôt. Ensuite, en "inoculant" aux consommateurs plus âgés des goûts et des comportements de jeunes. Barber démontre avec brio comment cette infantilisation des consommateurs-citoyens pousse les entreprises à fournir des produits toujours plus faciles, toujours plus ludiques et qui privilégient le rapide par rapport au lent, le simple plutôt que le complexe…etc. Et l’affaiblissement de la conscience citoyenne en découle : on privilégiera la commande de livres en ligne, parce que c’est moins cher et plus pratique alors que le cerveau du citoyen défendrait plutôt l’achat dans des petites librairies indépendantes… Ce faisant, le capitalisme semble être en train de s’auto-consummer "en laissant la démocratie en situation dangereuse et le destin des citoyens fort incertain". Car, ajoute Barber, "même s’il affecte de valoriser et d’étendre la liberté, il crée une ambiguïté  sur le sens de ce mot, à une époque où l’achat passe pour une preuve de liberté plus convaincante que le vote, et où ce que chacun fait seul au centre commercial pèse bien plus lourd sur l’avenir commun que ce que nous faisons ensemble dans la vie publique".

C’est à cette tendance pernicieuse que Barber veut nous inviter à résister. Pour lui, seuls le développement de la consommation citoyenne et celui de l’entreprise responsable peuvent nous sortir d’une machinerie qui rend chacun d’entre nous toujours plus schizophrène. Benjamin Barber, par cet ouvrage, tente ainsi de nous convaincre d’agir pour éviter que le capitalisme ne s’auto-détruise.  Il vole au secours d’un système qu’il dénonce pourtant. C’est ici la limite de son raisonnement et de son argumentation. Sans doute parce que son analyse a tendance à amalgamer système capitaliste et économie de marché. Or, la satisfaction des besoins peut, dans bien des cas, se faire en ayant recours à d’autres modes de gouvernance de la production de biens et de services que le seul mode d’organisation capitaliste. Ces autres logiques, plus démocratiques au sein du processus de production, permettent souvent de mieux réconcilier le consommateur, le salarié (producteur) et le citoyen en chacun de nous. De ce côté-ci de l’Atlantique, ces logiques ont pour noms "économie sociale", "économie solidaire", "tiers secteur"… et elles méritent d’être encouragées.



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Crédit photo : flickr/Antony Salvi