Quand le célèbre linguiste français s’insurge contre la pensée unique, il rappelle l’importance de la diversité des langues et la nécessité de cultiver leurs différences.

Derrière le titre de ce livre à la provocation convenue (choix de l’éditeur ?) se cache un réquisitoire pour la diversité du monde. Cette diversité est depuis la fin de la Seconde Guerre mise en péril par la croissante diffusion du néolibéralisme dont un des vecteurs est sa langue d’origine : l’anglais. Le procès n’est pas la critique de la langue anglaise mais bien celle de l’hégémonique vision du monde qu’elle exporte. Car si, selon Unamuno, “la langue est le sang de mon esprit”   , c’est l’ADN du monde qui est menacé avec son cortège de différences au profit d’une consanguinité intellectuelle peu enthousiasmante.

Claude Hagège, célèbre linguiste dont le savoir encyclopédique a déjà richement alimenté la compréhension des langues, ajoute à ses recherches un combat politique qui n’est plus simplement celui d’une préservation défensive des langues mais un sursaut offensif devant l’“idéologie confusionniste”. Il comprend la “pensée unique” comme une mise sous contrainte politique, davantage que comme une forme de censure intellectuelle que définissait Alain de Benoist   . Et le français, qui a joué un rôle historique important, y compris dans l’enrichissement de la langue anglaise, se doit de rester ce qu’il est selon Boutros Boutros Ghali : une “langue non alignée”   .

L’auteur nourrit d’abord la question de connaissances historiques. Il excelle dans la narration de la création de l’anglais et du français. On oublie trop souvent leur parenté latine et l’innombrable vocabulaire que le français a donné à l’anglais via le français des Normands au XIe siècle. Le français est alors la langue d’une culture jugée riche et l’anglais s’ouvre à ce nouvel apport (de nombreuses abstractions, le célèbre honni soit qui mal y pense”, les latinismes de la langue juridique et les “faux-amis”). Les mots donnés en exemples par l’auteur prennent une signification familière grâce à l’explication de leur étymologie. Ils se réveillent alors dans le grand dortoir des mots de la langue, toujours prêts à reprendre leur place dans l’usage.

Aujourd’hui, le rapport de force s’est inversé, même si l’auteur soutient que l’influence de l’anglais est en léger déclin depuis les années 1980. Car la langue de l’empire s’est toujours imposée : le grec à l’origine de l’Occident, le latin pour Rome, l’arabe avec l’islam et le russe du bloc soviétique. Mais l’anglais est “la plus importante des langues véhiculaires qu’ait connues l’humanité”   . Les pères fondateurs des États-Unis d’Amérique avaient dès l’origine l’ambition de diriger le monde. La “démocratie totalitaire”   doit s’appuyer sur la langue la plus répandue, au détriment du russe et du français. Les États-Unis ont alors créé de nombreux outils d’implantation de l’anglais hors de ses frontières : l’USIA, la CIA (“qui finance la construction européenne comme un marché extérieur”, p. 51)), les Peace Corps, l’USICA ou les SIL parmi tant d’autres. Ces organes tentent d’imposer l’anglais dans des régions aussi variées que l’Amérique du Sud ou l’Asie (Vietnam, Malaisie). La communication en anglais garantit des économies colossales et s’est prolongée par l’action des grandes agences d’information et le développement des réseaux informatiques.

Mais une langue soutient une vision du monde particulière dans la mesure où elle décrit le réel à sa façon. Aucune ne peut être universelle sans gommer les différences des autres. Comment mieux s’attribuer les marchés qu’en généralisant l’American Way of Thinking dont les produits culturels, Hollywood en tête, sont les agents les plus efficaces ? Les visions du monde sont parfois intraduisibles. La libre circulation de l’information a favorisé l’anglais au détriment des souverainetés culturelles. Cela avec l’aide d’une nouvelle stratégie outre-Atlantique : la mondialisation. Celle-ci est pour Claude Hagège une véritable colonisation, à ne pas confondre avec une globalisation qui est une diminution des distances entre les peuples, sans contrevenir aux différences culturelles et politiques.

L’auteur ne s’en tient pas qu’au constat de la tentative d’uniformisation. Il désigne les lieux d’infiltration de l’anglais : le travail, les grandes écoles et plus particulièrement la sphère scientifique. Tous s’orientent vers l’anglais pour des questions économiques. Néanmoins, l’anglais est confronté à des réticences. Comme le dit Lafforgue, médaille Fields 2002 : “C’est parce que l’école française de mathématiques continue de publier en français qu’elle conserve son originalité et sa force”   . Les acteurs commencent donc à prendre conscience de la nécessité de produire en français.

Produire dans une autre langue, c’est afficher un monde différent. Les divergences entre le français et l’anglais sont nombreuses. La plus importante étant la relation de l’homme dans l’espace. Plus généralement, le français est en quête de précision, centré sur le verbe, aime les articulations et favorise l’entendement. L’anglais est polysémique, centré sur les satellites, aime l’ellipse et favorise le réel. L’auteur cite Gide et sa vision vieillie mais pertinente : “Il est du génie de notre langue de faire prévaloir le dessin sur la couleur.” La couleur, l’anglais n’en manque pas, avec son très riche vocabulaire.

La richesse de ces différences n’est possible que dans un monde qui conserve des obstacles au tout communicant. Pour l’auteur, les nouvelles techniques n’ont pas favorisé la communication réelle car elle requiert la prise en considération de celui qui reçoit le message. La communication qui impose son corpus culturel n’est pas une communication riche. L’anglais d’aéroport, internationalisé et omniprésent, est une langue véhiculaire médiocre dans le sens où elle n’est attachée à aucune identité. Ses premiers ennemis sont d’ailleurs anglophones puisqu’il lui manque un grand nombre de particularités culturelles fortes.

Face à cette hégémonie, à ce soft power si cher à la classe dirigeante étasunienne, il faut opposer un goût prononcé pour sa langue maternelle et soutenir les langues plus faibles dans leur développement. Après la chute du bloc soviétique, la superpuissance américaine doit faire face à une multitude de “troisièmes voies”, cœur de la diplomatie gaullienne. Le français tient une position de force dans le monde, compte tenu de son étendue, de l’importance de la Francophonie et du rôle qu’il a pu prendre, notamment en Amérique du Sud, dans le combat contre l’extension de l’anglais et par les Alliances françaises après le refus d’entrer en guerre contre l’Irak. Cette forme de fierté est rappelée ainsi par l’auteur :

“C’est parce que la dévalorisation de sa propre culture est, dans chaque pays, la conséquence, en même temps que le critère, du succès d’une guerre destinée à asseoir une hégémonie par abrasion des spécificités culturelles, qu’un chemin d’action essentiel consiste à revaloriser chaque culture face à la culture américaine. L’inconscience, sinon la désarmante sottise, de beaucoup de Français, se déchiffrent aisément à travers l’épithète ‘ringard’ qu’ils appliquent à ce qui est français et traditionnel dans beaucoup de domaines, sans comprendre que cette dévalorisation de leur culture au bénéfice de l’illusion d’être ‘modernes’, c’est-à-dire américanisés, se paie au prix fort de l’inhumation de leur personnalité culturelle”   .

Les particularités de l’esprit français sont largement décrites, qualités et défauts. Le constat rappelle la belle et précise étude d’Ernst-Robert Curtius   . Ainsi le châtiment de Babel se renouvelle. Le “dernier épisode de l’universalité”, disait Lévinas   . Accepter l’après Babel, comme la possibilité de l’altérité. Accepter une “décroissance” du mélangisme mondial, au profit de pensées variées et de la légitimité des peuples. Voilà une “écologie” respectable, une ambition moins humainement construite et qui permet de préserver la multitude face à une diversité qui se réduirait au choix d’un burger baguette chez McDonald’s.

On trouve un constat identique chez des nationaux, comme Paul-Marie Coûteaux : “Sans répit, la langue française remplit une mission qui la dépasse elle-même. Chargeons-la de la France, elle la porte depuis déjà plus d’un millénaire, et du poids d’une grande cause : qu’on l’appelle ‘combat pour la diversité culturelle’, ou ‘résistance’, le service du français se place d’emblée dans le cadre plus général de la lutte anti-impériale, il est l’arme de ce qui est aujourd’hui le vrai choc des civilisations […], entre la civilisation matérialiste qui s’épuise sous nos yeux en épuisant les ressources de la planète, et les vieilles civilisations humaines”   . Il reste à promouvoir l’essentiel : le goût des livres, de la traduction, de la recherche détachée d’impératifs financiers, de l’indépendance, de l’exception culturelle, de sa propre langue, tout naturellement.