D’après le roman ancien ou après le roman moderne ? D’une tentative pour restaurer une ancienne idéologie du roman ou pour aller au-delà des avant-gardes ?

L’auteure fixe clairement l’objet de son ouvrage : “L’idée première de ce livre m’est venue parce que j’avais envie de rappeler, contre toutes les réductions du roman à des jeux de langage, qu’il est instrument de connaissance.” Ce liminaire pourra en rebuter beaucoup. Notamment ceux qui sentent ainsi condamnés d’un trait un peu léger les ouvrages (et certains modes de lecture) fondateurs de la modernité, et d’ailleurs sans la moindre compréhension véritablement affichée des liens entre le thème de cette étude, l’écriture du désir, et la double question moderne du langage dans ses rapports au désir et du Witz freudien faisant jouer l’inconscient dans la condensation, la dénaturation et le double sens du langage. Il est repris plusieurs fois, condamnant les théories du texte (au demeurant non nommées, mais sans aucun doute : sémiologie, structuralisme, matérialisme de l’écriture), vivant reproche adressé, en nom au moins, à Alain Robbe-Grillet.

S’agirait-il donc de provoquer une nouvelle “crise du roman” ? Un chapitre entier est consacré à ce thème (le chapitre 12). En première approche, il le semble bien. Une autre déclaration le corrobore : “Je dois ajouter que, passées les modes des deux décennies que je viens d’évoquer, les inflexions du roman contemporain depuis les premières années du XXIe siècle, plus résolument tournée vers l’expression des nouvelles dimensions du monde, [...], de ses nouveaux défis, et de l’histoire, me paraissent enfin riches et prometteuses.” Comme on le voit, elle ne se contente pas d’un constat. Elle déploie une véritable assignation à écrire/décrire l’univers, le paysage, le bonheur... !

Néanmoins, et heureusement, l’affaire est sans doute plus subtile que ces déclarations lapidaires ne le laissent entendre, si l’on veut bien comprendre que les écrivains de notre temps ont manifestement besoin d’être rassurés sur leur sort au sein même d’une autre crise, celle de la modernité. Que signifie encore écrire des romans ou des textes littéraires en 2012 ?
Cette envie de “rappeler que...” prend la forme d’une réflexion sur le désir, sur le désir d’écrire et l’écriture du désir.

Cela étant, il ne faut pas se dissimuler la difficulté que l’écriture offre à la prise en considération philosophique du désir. Quand un auteur se met en avant pour parler de son désir – toujours en excédant de son moi, et qui n’a rien à voir avec la conquête ou la prédation –, il réduit ce dernier à un état passionnel en se permettant de dire “je”. Le désir devient une sorte de causalité mécanique pour laquelle l’autre demeure extérieur. C’est uniquement quand l’écriture seule se met à fonctionner comme centre moteur des choses (ici littéraires, pourquoi pas ?) que le désir accède à sa véritable forme, qui est processus dont l’altérité est immanente.

Sans doute le Schubert platonicien de Die Junge Nonne (La Jeune Nonne) ne contribue-t-il pas toujours à éclairer ce point, mais il suffit de rappeler les derniers mots d’Isolde avant de céder à la mort pour le saisir : “S’engloutir – sombrer – sans conscience – suprême jouissance !”

Cela suffira-t-il à souligner que, pour autant qu’il se veuille écrivain ou artiste, le sujet qui veut advenir à l’écriture, à son œuvre, doit se délivrer de sa volonté individuelle pour devenir en quelque sorte ce médium par l’entremise duquel l’écriture fête sa délivrance de tout subjectivisme.

L’auteure de cette étude fait de cette idée son point de départ : “C’est-à-dire que nous sommes des êtres de désir.” Une déclaration à la Spinoza ou à la Hobbes ! Nous marchons. Il faut pour cela un élan, l’élan inaugural qui redresse le corps, le met à la verticale... Nous désirons donc. Et l’auteur de souligner, contre toutes les pensées de la passion qui fondent le désir sur le manque et l’absence, que le désir n’a pas le manque pour défaut. Il est constitué de l’altérité et du manque comme processus.

Ainsi naît l’objet de l’ouvrage, déployé en dix-huit brefs chapitres : dire l’élan qui incite à créer, manifestation supérieure de l’énergie qui nous meut. Si nous écrivons et créons au bord du gouffre, en permanence – gouffre de l’indifférence, gouffre de l’absence, gouffre du désastre et de la finitude –, cela manifeste à tout le moins une capacité du désir à résister, à trouver les moyens du dégagement, de l’échappée et de la réinvention. Le désir ne fraye pas longtemps avec l’ombre, même s’il puise abondamment aux catastrophes inaugurales !

Il demeure que pour que l’écriture parle à tous de quelque chose, même ici du désir, il importe sans aucun doute à l’écrivain de se sentir légitime. C’est probablement à la difficulté d’accéder à ce sentiment que nous devons cet ouvrage. Sinon, à quoi bon prendre la plume ? La question de l’écrivain revient au centre du débat. Surtout si elle a des rapports avec celle de la capacité du roman à éveiller une “impression d’étreindre le monde et le plaisir qui lui est lié”. On se demande à ce propos pourquoi l’auteure ne puise aucune des justifications de sa théorie dans les romans du XIXe siècle, alors qu’il lui arrive de citer des auteurs classiques (Gautier, Diderot) ? Ce n’est tout de même pas la première fois que le rapport entre le roman et la totalité, par la médiation du désir, est évoqué, en dehors même de la critique entreprise de cette idée durant la modernité des avant-gardes.

C’est donc bien en ce point qu’il importe de relier la théorie du désir et celle de l’écriture. Le roman naîtrait donc, selon l’auteure, de notre désir de connaissance du monde et de l’urgence d’une question à résoudre. “Une question déployée y constitue une réponse, mais qu’il est nécessaire de lire-vivre dans chacun de ses mots pour la connaître.” Pour l’auteure, en somme, le roman “est une forme de modélisation du monde”. Et elle entre dans un jeu de comparaison que l’on peut relever : “De même que, pour connaître le monde physique qui dépasse nos possibilités de perception directe, les scientifiques élaborent des modèles destinés à en fournir descriptions et explications, le romancier, en fabriquant ses univers miniature, offre des modèles, de ce que est, mais aussi du possible.” La comparaison est un peu osée, mais surtout, on ne voit pas bien pourquoi une revalorisation moins du roman d’ailleurs que de l’approche idéologique du roman devrait passer par un jeu de comparaison. On aimera ou non l’argument. La question essentielle étant désormais celle-ci : est-ce que les écrivains contemporains vont se reconnaître dans cette assignation de l’écriture à la mise en mots d’une perception particulière qui déborderait la réalité ? Ce n’est pas certain