Le philosophe slovène - sous la houlette de Lacan - pulvérise ici les interprétations canoniques de Hegel, propose une autre vision de Marx et renouvelle toute notre conception de la culture, de l'histoire et de la politique.

Slavoj Žižek à la croisée de Hegel et de Lacan

Dans Žižek Marxisme et psychanalyse (PUF, 2012), Ronan de Calan et Raoul Moati se demandent si la pensée du philosophe slovène est " autre chose qu’une curiosité médiatique ", pour lui attribuer finalement consistance théorique et regard inédit sur la culture. Soutenue à Paris VIII en 1982 sous la direction de Jacques-Alain Miller, la thèse de Žižek - Le plus sublime des hystériques, Hegel avec Lacan – est rééditée par les PUF dans la collection " Travaux pratiques ". Lire Hegel avec Lacan, mais tout autant lire Lacan avec Hegel, et penser leur articulation réciproque à Marx, tel est ici le geste philosophico-psychanalytique de Žižek, à travers une argumentation souvent sinueuse, intempestive, laissant au passage libre cours à l’humour.

La (re)lecture de Hegel via Lacan constitue d’abord une réévaluation de la dialectique hégélienne, dont la dimension triadique est revue à l’aune de la " logique du signifiant ". Contre l’interprétation en vigueur, Žižek affirme que la raison n’a pas vocation à enrichir et à totaliser les déterminations abstraites - figées et séparées - de l’entendement, mais à soustraire à ce dernier ce qui le qualifie : sa dimension formelle et sa capacité " négative " à isoler les déterminations ; le mouvement dialectique hégélien aboutit en définitive à une perte du contenu, la symbolisation effectuée par le logos se poursuivant en effet sous l’égide de médiateurs évanouissants (" Le passage dialectique vers la " Vérité " d’un objet implique donc l’expérience de sa perte : l’objet, sa forme fixe, se dissout dans le réseau des " médiations ", des procédé formels " p. 40). On peut donc affirmer (avec Lacan), que l’écart entre le langage et le réel est consommé, du moins jugé irréductible. Adhérer à une conception " substantialiste " du vrai se révèle ainsi impensable. Il n’est même pas impossible que le Savoir absolu hégélien soit sur le fond " séparateur ", comme le précise Žižek plus loin.

La belle totalité hégélienne est d’ailleurs malmenée dans le chapitre 2 également : reprenant à son compte la désignation de la femme comme " pas toute " par Lacan, Žižek veut montrer que le supposé " holisme " hégélien est plus paradoxal qu’il y paraît, et que le langage se greffe toujours dans l’après-coup sur la réalité, ce qui réintroduit la question de la temporalité. Le processus de connaissance est à nouveau en ligne de mire. Est-il, chez Hegel, éminemment " performatif ", l’acte de connaissance ne constituant pas son objet de l’extérieur, mais en vertu de la modification qu’il lui impose ? Il faut souligner là encore que la " synthèse " des opposés se trouve déjà dans la scission elle-même, et que la dialectique hégélienne redouble (ou est redoublée par) la logique du signifiant lacanien. La temporalité est par conséquent toujours rétroactive et le " performatif hégélien fait que l’enjeu dont il s’agit est après-coup ce qu’il a toujours été " (p. 51). L’analysant ne déclare-t-il pas à l’analyste respectivement " qu’il ne savait pas " et " qu’il l’a toujours su ? " … En bref, cette " reprise " de la dialectique hégélienne conduit au moins à deux idées : il n’existe pas d’acte (y compris historique) qui échappe à la contingence et Hegel lui-même insistait, dans son interprétation de la tragédie, sur l’aveuglement qui préside aux actes humains. Le " panlogicisme " hégélien est donc un mythe à dissiper d’autant plus que la formule " le réel est rationnel et le rationnel est réel " signifie, aux yeux de Žižek, qu’il n’y a rien du réel qui ne soit pas rationnel, autrement dit que " tout n’est pas rationnel ". En ce sens, dans la sphère éthique par exemple, on doit exclure le hasard sans s’opposer à lui (p. 57) et la particularité " pathologique " resurgit au cœur même de l’éthique (contre la position kantienne). Ce n’est pas tant que la fin détermine le commencement, selon l’auteur, mais plutôt que la nécessité ne naît que de conditions elles-mêmes contingentes. En termes lacaniens, c’est le signifiant-maître (S1), le " point de capiton " – sans signifié, sans nécessité ..., irrationnel au fond, - qui vient donner consistance à la chaîne des signifiants, leur conférant une nécessité qui ne repose sur rien (ce qui explique que, politiquement, un monarque possède un pouvoir purement " performatif ", nullement fondé sur ses capacités effectives …).

La deuxième idée renvoie à une certaine acception du concept de totalité. La philosophie kantienne, par exemple, est " totalitaire " en un sens précis : il existe un moins un élément, une Exception, qui la fonde, c’est la Chose-en-soi – le noumène – et la fait échapper au cadre universel de la forme transcendantale. Le holisme hégélien, a contrario, est en apparence autoréférentiel, puisque le " Tout fait toujours partie de lui-même ", à l’image de la blague évoquée par Lacan, " j’ai trois frères, Paul, Ernst et moi ". Mais cette circularité est à nouveau démentie par Žižek lorsqu’il soutient que la dialectique hégélienne relève de la logique du " pas-tout ". La rencontre entre l’Universel et le Particulier est toujours ratée parce que l’Universel ne peut jamais englober exhaustivement le Particulier ni ce dernier le combler, et le mouvement de l’esprit ne s’accomplit jamais sans reste. Le réel ne " s’inscrit que d’une impasse de la formalisation " (Lacan, 1975a, p. 55).

Lacan, où est-il hégélien ?

L’interrogation sur le rapport entre logique du signifiant et dialectique hégélienne (chapitre 5), permet aussi de saisir le destin du concept de (et du) Symbolique chez Lacan : 1 confondu avec l’ historisation du patient, il revient à inclure dans le discours les traces traumatiques, les blancs etc., à les intégrer dans l’univers des significations 2 le symbolique est également considéré comme " machinique ", de l’ordre de l’automatisme (cf. la notion de " compulsion de répétition "), et le sujet s’y trouve assujetti sans le vouloir, sous l’égide de la pulsion de mort 3 Le symbolique, enfin, fait éclater ces deux acceptions en se présentant comme un Autre barré, porteur d’un manque, et d’une inertie non intégrable, l’objet a. Que retient donc Lacan de Hegel et résorbe-t-il la dialectique hégélienne dans sa propre conception du symbolique ? A priori, la résolution de la tension entre " sujet " et " substance " ainsi que la réconciliation obtenue par le langage (chez Hegel) convoquent un savoir sans faille, plein, hétérogène à la réalisation symbolique, qui implique forcément un vide, lieu anhistorique par excellence. Or, en suivant une " logique d’annulation rétroactive de la scission des opposés ", Hegel introduit, selon Žižek, une version anticipée de la pulsion de mort et de la " négativité " qui la spécifie (" cette puissance de " défaire " le passé n’est concevable qu’au niveau symbolique ", p. 143). En bref, le savoir absolu ne se conçoit que sur le mode de l’ouverture à une présence/absence, celle du " meurtre de la chose ", qui la fait disparaître en tant que chose pour la maintenir comme représentation, marque même de toute forme de symbolisation. Il est impossible, par conséquent, de suivre Heidegger et de considérer que Hegel radicalise Fichte, réalisant enfin la " dévoration " de l’objet et l’intégration du " surplus " dont la philosophie fichtéenne n’a pas réussi à se débarrasser. On observe d’ailleurs que la dialectique hégélienne n’exprime aucun " progrès " de l’esprit, ne vise aucune réalisation " achevée " : aucun évolutionnisme perceptible, aucune avancée toujours plus profonde vers l’essence, mais une logique du passage adossée à la " positivation réflexive " de ce même passage (p. 170).

Hegel est-il lacanien ?

Grand précurseur de la psychanalyse, Hegel l’est encore lorsqu’il annonce que la vérité coïncide avec le chemin qui y conduit, surgit de la méprise même : il n’existe pas d’adéquation entre Savoir et Vérité et, selon le mot de Hugo, " la science est l’asymptote de la vérité. Elle approche sans cesse mais ne touche jamais ". Contre les interprétations traditionnelles, il faut soutenir que la vérité n’est pas " toute ", mais qu’elle se déplace dans une question adressée à l’Autre. Voici pourquoi Hegel est " le plus sublime des hystériques ", l’hystérique voulant " creuser un trou dans l’Autre ", supposant qu’il connaît le secret de sa question (p. 206). Dans la dialectique hégélienne, cette question posée à l’Autre fonctionne comme sa propre réponse. Mais c’est parce que la substance est toujours subjectivée (le savoir est " pour soi ") que la vérité surgit de la fiction même, à travers les illusions sécrétées par la conscience. Le savoir absolu hégélien, correspond à vrai dire – d’un point de vue théorico-clinique lacanien - à la traversée du fantasme (en fin d’analyse), dans l’expérience du manque dans l’Autre. Là où la conscience finie ne voyait que fusion, c’est de séparation, dans la dialectique hégélienne, qu’il serait finalement question.

Hegel avec Lacan, Lacan avec Hegel : la dimension historico-pratique

Le pouvoir de " rétroaction " de l’esprit dont Žižek crédite la dialectique hégélienne permet ainsi de (re)penser la dimension pratico-historique. Aucun sujet historique ne peut prétendre coïncider avec la connaissance de l’Absolu : ce serait là adopter une position totalitaire ; la " ruse de la raison " hégélienne indique d’ailleurs combien l’acte est toujours raté, à reprendre indéfiniment, comme s’il s’agissait de remettre sur le métier une idée, voire une hypothèse, selon les mots de Badiou (celle du communisme, en l’occurrence, pour les deux philosophes). C’est ce qui explique que l’acte révolutionnaire soit imprégné d’erreurs d’appréciation, condamné à des échecs répétés. Si, dans le marxisme, le processus révolutionnaire créée les conditions de la victoire finale (cf. Rosa Luxembourg), pour la philosophie hégélienne, l’acte historique s’inscrit dans un " dépassement/retard " qui empêche de déceler le " kairos ", le juste moment de l’action, pour une conscience dupe de son désir. On pourrait rappeler que, d’après Lacan, la révolution politique s’assimile à la révolution céleste, et manifeste donc une tendance à revenir à son point de départ, malgré les épisodes tumultueux qui l’accompagnent en principe.
Le chapitre 12, en l’occurrence, convoque Walter Benjamin : si les théoriciens de l’Ecole de Francfort (Adorno en particulier) en appellent à l’ " inertie  fantasmatique " pour expliquer le fait que les masses " agissent contre leur véritable intérêt " (p. 333), Benjamin comprend le matérialisme historique comme l’expression d’une expérience " rédemptrice ", la situation révolutionnaire présente répétant les circonstances passées-manquées. Cette dimension " théologique ", arrimée à la perspective du " jugement dernier " (cf. Lacan dans le séminaire L’éthique de la psychanalyse) suspend paradoxalement toute idée d’évolution, de logique interne au processus historique, pour réintroduire l’idée de rétroaction déjà entrevue : le matérialisme marxiste, à l’instar de la dialectique hégélienne elle-même, comporte une " négativité absolue ", inscrite au cœur même du texte historique, condition même de la " créativité " révolutionnaire. Mais la contingence ici repérée ne prend cependant pas la même figure chez Hegel et chez Marx.

Après Hegel – Du totalitarisme

Les chapitres 9 à 14 se chargent de débattre des impasses post-hégéliennes, en particulier dans le rapport de Marx à Hegel et à Freud, via Lacan. En récusant le caractère inconditionnellement rationnel de la totalité hégélienne, Marx "  a (ainsi) inventé le symptôme " (p. 237). La logique de l’exception (symptômale, ici, voir les analyses d’Althusser) s’exerce en fait à travers la critique marxienne de l’idéologie. L’élément paradoxal qui perturbe en effet la belle universalité héritée de Hegel, c’est respectivement l’asservissement du prolétaire dans un monde de liberté - formelle, " contractuelle " - proclamé (mais réel dans la forme même qu’il revêt) et l’existence de la plus-value, qui, d’un point de vue économique, " fonctionne comme forme même de l’exploitation ". L’utopie socialiste petite-bourgeoise s’imagine ainsi que des rapports d’échange universalisés sont possibles, lors même que, selon Marx, le prolétariat représente " la non-raison de la raison elle-même ". Et, paradoxe ultime, selon Žižek, dans la société capitaliste et contre toute apparence, l’homme n’est pas une marchandise (cf. la notion de réification) puisqu’il entretient des rapports libres avec ses semblables, comme le stipule le " contrat " capitaliste (voir supra). En revanche, dans les sociétés féodales, le fétichisme de la forme s’exprime dans les rapports entre les hommes, (relation explicite de Maîtrise/Servitude) tandis qu’il laisse indemne l’univers de la marchandise lui-même. En bref, le " refoulé " des rapports de domination perce en définitive dans un symptôme " où surgit la vérité des rapports sociaux ",(p. 263), celui du " plus-de-jouir " du capitaliste, dont l’excès est à rapporter à la plus-value.

Il n’est donc pas légitime de définir l’idéologie comme l’expression d’une mouvement de " déformation " du réel, imprégnée d’imaginaire : l’idéologie ne masque aucune réalité qu’une conscience lucide pourrait décrypter. C’est autour du " vide " qu’elle s’édifie et structure le champ social et si le fétiche, d’après Marx, dissimule les rapports sociaux, dans la perspective lacanienne, il dissimule le manque,  " la castration ". Il ne s’agit pas tant de dénoncer le " formalisme " universalisant de la société capitaliste bourgeoise - capable d’ingérer, en les rendant invisibles, les rapports d’exploitation existants - que de comprendre que le réel persiste et " revient toujours à la même place " (p. 278), à travers les diverses historicisations/symbolisations (ratées… ) dont il est l’objet. Et c’est précisément cette dimension du réel, qui, d’après l’auteur, fait défaut au marxisme et l’enferme dans une critique inopérante du concept d’idéologie. Le capitalisme se reproduit d’ailleurs sous l’effet de sa propre limite (l’obstacle inhérent à la production capitaliste, c’est le capital lui-même) et se " régénère " constamment et frénétiquement par cela même qui le mine de l’intérieur.

Les derniers chapitres s’emploient à définir le totalitarisme et à articuler derechef le rapport entre Marx et Lacan. Le chapitre 10 explicite les critères selon lesquels le totalitarisme (de l’Allemagne des années 1938/1945, de l’Italie entre 1943 et 1945 et de l’URSS de 1934/1951) se distingue des régimes patriarcaux-autoritaires (le franquisme etc.). Pour l’URSS, en particulier, le socialisme " réel ", traumatique (les purges staliniennes), traduit l’impasse du socialisme " scientifique ", sa méconnaissance de la dimension fantasmatique du désir, et confirme la toute-puissance jouissive de la Norme, de la loi sociale. Dans le totalitarisme, le moindre geste passe en effet pour illicite et transgressif alors même qu’aucune légalité explicite ne signifie l’interdit. Le chapitre 11 développe cette idée et souligne combien le fonctionnement bureaucratique exprime l’ingérence du surmoi social dans l’impératif de jouissance, aux dépens d’un sujet condamné du coup à un choix forcé, assujetti à l’Autre de la communauté. Le visage du Chef totalitaire, dans ce contexte, recourt implicitement à l’argumentation boétienne-pascalienne-marxienne, qui fait du peuple le grand pourvoyeur du pouvoir du Maître (" Je ne suis rien, je tire tout mon pouvoir de vous, du peuple (…), je ne suis que l’incarnation, l’exécuteur, l’expression de votre volonté ") (p. 356). Si le pouvoir est (soi-disant)un tigre de papier, c’est parce que le peuple, et non le Maître, en est l’instigateur. Citant Claude Lefort, Žižek rappelle que la démocratie favorise ponctuellement la dissolution du lien symbolique, la mise entre parenthèses des rapports sociaux, faisant éclore par là l’irruption du réel, - les élections " bourgeoises ", par exemple - un réel nié, voire forclos, par le totalitarisme, étranger aux manifestations d’irrationalité dont la démocratie est, par nature, friande