* Cet article représente la troisième et dernière partie d'un grand entretien avec Patrick Boucheron.

 

Nonfiction.fr – De Léonard à Giorgione, vous puisez souvent dans le domaine réservé des historiens de l'Art des œuvres qui organisent votre discours, sans qu’elles paraissent pour autant fonctionner comme de simple sources : Que vous semblent-elles pouvoir apporter au discours historique ? Comment l'Art peut-il être utilisé dans la réflexion historique ?

Patrick Boucheron – Il est vrai que dans les deux livres auxquels vous faites référence – comme dans un troisième que je suis en train d’écrire sur la fresque dite du bon gouvernement d’Ambrogio Lorenzetti, qui tombe aussi dans la critique voilée que vous me faites – je plante ma prose sur le terrain de l’art le plus légitime qui soit, à l’ombre des grands noms. Cela ne me semble pas voulu, mais ce n’est pas ce dont je suis le plus fier ! Dans les trois cas, cela me semble être une manière de ne pas faire de l’histoire avec de l’art, ou de tenter de faire des histoires à partir des œuvres d’art. Cela étant dit sans aucune animosité pour cette discipline, l’histoire de l’art, que je respecte énormément. J’y trouve d’abord des modèles d’écriture – chez Daniel Arasse notamment – ou des modèles d’intelligibilité de la temporalité – chez Georges Didi-Hubermann lorsqu’il commente Aby Warburg par exemple   . Ce qui m’arrête devant l’œuvre d’art, c’est qu’on est face à elle comme on est devant le temps. Lorsqu’on se place devant le tableau de Giorgione qu’on appelle Les trois philosophes, mais dont on ignore le titre, le sujet et à peu près tout en dehors du fait qu’il a vraisemblablement été peint à Venise entre 1504 et 1506, on est mis en présence d’un tableau ancien qui vient vers nous environné de toutes les lectures qu’il a suscitées. Pour le voir, il faut percer les écrans des interprétations successives, les ombres des regards qui se sont portés sur ce tableau. Je ne suis pas vraiment capable de théoriser cela, et je n’ai rien à dire sur l’histoire de l’art, sauf que je constate que lorsque je veux écrire quelque-chose d’un peu personnel, c’est par un tableau que ça commence

Nonfiction.fr – Au-delà de ce commencement, dans votre dernier livre, on a le sentiment que le tableau fonctionne un peu comme un compagnonnage : le perpétuel retour au tableau semble guider votre écriture.

Patrick Boucheron – Oui, dans ce livre, il y a une sorte de dispositif à la Carlo Ginzburg – si peux me permettre de faire cette comparaison bien trop flatteuse – c’est-à-dire qu’au seuil du livre, on dessine une porte un peu étroite, une brèche herméneutique : on entre dans un problème à partir de son historiographie, et à partir d’un point de vue particulier de l’historiographie sur ce problème. On se penche, on tâtonne, on se faufile, et puis on y est. Où ? Dans l’historicité des interprétations. Le tableau de Giorgione présente trois hommes d’âge différent, dont l’un est tourné vers une caverne qui, à l’évidence, est quelque-chose comme l’énigme de la connaissance. Ils ont trois âges différents, ils ont des attributs symboliques qui ne sont pas en nombre suffisant pour qu’on puisse à coup sûr dire : "ce sont les rois mages" ou "c’est Aristote ou Moïse, Averroès et Copernic". C’est un peu de tout ça, mais ce n’est jamais tout-à-fait ça. Là, on rejoint ce dont nous parlions tout à l’heure à propos de certaines questions en histoire, c'est-à-dire l’énigme, ce qui ne sera jamais vraiment résolu. C’est un poète, Yves Bonnefoy, qui, dans La stratégie de l’énigme   parlant d’un autre tableau mystérieux, La flagellation du Christ de Piero della Francesca, met sur la voie en disant : lorsque les historiens de l’art sont face à une énigme, ils cherchent toujours  à la résoudre, mais ils devraient aussi se poser la question : ‘‘Pourquoi est-elle là ? qui l’a posée ? quelle est cette atmosphère d’énigme ? et pourquoi le peintre a souhaité que le désir de comprendre le tableau dont le sujet s’efface soit perpétuellement relancé ?’’ Cette difficulté à désigner ces trois personnages, qui sont là pour nommer le temps, me sert d’embrayeur à la réflexion dont on a parlé sur la succession des âges et des siècles.

Nonfiction.fr – Votre attitude n’est pas partagée par tous, et les champs de l'Histoire et de l'Histoire de l'Art semblent être encore largement fermés l'un à l'autre : comment l'expliquer ? Observe-t-on des évolutions ?

Patrick Boucheron – Je pense que l’évolution est plus favorable au dialogue depuis plusieurs années. En tout cas pour l’Histoire de l’art qui m’intéresse. J’avais commencé à avoir recours à l’histoire de l’architecture pour ma thèse, et j’ai pu être déçu à certain moments par le fait que je peinais à trouver un terrain d’entente avec des historiens de l’architecture stricto sensu – puisque je suis plutôt un historien de l’urbain – qui s’intéressaient davantage à la forme architecturale. Malgré ce que je croyais être mes efforts pour aller sur leur terrain, je trouvais qu’il était difficile d’échanger vraiment. Mais je me trompais sans doute. En revanche, sur la peinture, parce que le modèle littéraire y est plus prégnant – je parlais à l’instant de Daniel Arasse – il me semble que les choses sont en train de changer. Bien-sûr, toute incursion d’un historien parmi les sources visuelles peut susciter les réactions ordinaires d’hostilité, mais l’Histoire de l’art, comme toutes les sciences sociales, connait un tournant d’historicisation. Les historiens se plaisent souvent à camper une figure caricaturale d’historien de l’art, comme un adversaire facile dont ils triomphent sans gloire. Cela fait quand même bien longtemps que ces spécialistes ne se contentent plus de promener sur les œuvres un œil d’amateur de belles choses, et au moins en Italie, ils ont souvent plus recours que les historiens à l’exploitation intensive des archives. Comme les historiens, et parfois plus qu’eux, ils mènent une analyse en termes de sociologie de la production et de la consommation d’œuvres d’arts – pensons à des travaux comme ceux de Michael Baxandall   . Tout cela crée un terrain d’entente.

Prenons l’exemple de Giorgione. C’est un peintre mystérieux : comme le disait Salvatore Settis, c’est le peintre de la disparition du sujet en peinture   . Dans ce mystère se précipite un discours nécessairement littéraire : André Chastel disait que Giorgione nous place devant une grande injonction poétique. Mais en même temps, on peut aussi comprendre pourquoi. Ce sont des sociologues de l’art qui nous ont rappelé que Giorgione est le premier peintre à n’avoir travaillé que pour des commanditaires privés, et que ses tableaux étaient dans des palais de patriciens vénitiens qui aimaient la rareté et l’exception. Objectivement, ils n’avaient donc pas intérêt à ce que le sujet du tableau soit transparent. Cette "atmosphère d’énigme" dont parle Bonnefoy, c’est une leçon d’exactitude : on n’est pas obligé de la poétiser, de la rendre vague et nébuleuse. Elle obéit aussi à des conditions concrètes et précises que l’on peut décrire dans leur netteté sociale. Ce que je disais de l’histoire urbaine, je peux donc aussi le dire à propos de la peinture : là aussi, il y a un aller-retour entre le matériel et l’idéel, ce rappel à l’ordre qui nous ramène toujours à la réalité concrète des choses. Regardez par exemple le formidable travail concret sur la matière picturale qui a été fait pour l’exposition sur la Sainte Anne de Léonard de Vinci au Louvres : pour le coup, parler de matière n’est pas une métaphore !

Nonfiction.fr – De Proust à Pierre Senges ou Maylis de Kérangal, votre dernier texte est parcouru de  références à des écrivains : quel rapport entretenez-vous à la littérature en tant qu'historien ? Comment les écrivains du passé ou du présent peuvent-ils intervenir dans le discours historique, à l'intérieur même d'un texte d'historien ?

Patrick Boucheron – Cette question me plaît beaucoup, et je suis heureux de pouvoir m’extraire un peu de la question du rapport entre histoire et littérature, qu’on a reposée récemment pour d’excellentes raisons sans doute, mais sur laquelle j’ai déjà été conduit à m’exprimer de nombreuses fois. Il faut se méfier de soi-même et toujours garder à côté de soi un Pierre Bourdieu qui veille, et qui ricane derrière notre dos. Combien d’historiens, par exemple, se croient autorisés, quand ils produisent un article scientifique qui par ailleurs n’engage pas particulièrement un travail littéraire, à placer en exergue une citation mystérieuse d’un écrivain, comme une sorte de supplément d’âme ? Je ne dis pas que c’est mal, mais la référence littéraire dans un texte historique ne doit pas être simplement une manière d’enjoliver son discours et de lui donner un lustre un peu chic. Ça ne doit pas être non plus ce que je crois reconnaître dans l’exergue littéraire d’un texte scientifique, c’est-à-dire une sorte de délégation du pouvoir de la langue, qui reviendrait à dire : "Les écrivains diront cela bien mieux que moi, donc je vous en fais voir un éclat au début avant de retrousser mes manches et de reprendre ma langue commune."

La question que je me pose, c’est de savoir comment l’historien peut pratiquer un travail littéraire sans s’éloigner de son métier. L’entretemps est le produit de circonstances un peu particulières puisque c’est un texte issu d’un banquet littéraire, le "Banquet du Livre" qui se tient à Lagrasse au mois d’août et où interviennent des écrivains et des spécialistes de sciences humaines. Les écrivains que je cite dans ce livre sont souvent des auteurs que j’avais entendus parfois la veille, et dont je reprenais au vol peut-être ce qu’ils avaient exprimé d’essentiel, à mes yeux, sur la temporalité. Car je suis convaincu que si l’historien travaille le temps et avec le temps, pour autant il ne pense pas le temps. Il n’y a jamais de philosophie du temps chez les historiens, c’est l’objet impensé de leur discipline. Par conséquent, leur modèle de temporalité, ils doivent le trouver notamment chez les écrivains, mais aussi chez les cinéastes et d’une manière générale chez les artistes. Le travail qu’Etienne Anheim a fait sur Julien Gracq dans le numéro des Annales sur les "Savoirs de la littérature" porte sur ce point   . Il tentait de répondre, au fond, à cette provocation de Carlo Ginzburg qui dit dans un de ses textes : "Les romanciers font des découvertes techniques que les historiens peuvent utiliser comme des dispositifs cognitifs." C’est cela que j’attends de la littérature, lorsqu’elle est simplement convoquée dans le discours historien.. Après, lorsqu’elle est travaillée dans le corps du texte, c’est une autre affaire.

Nonfiction.fr – L'entretemps est construit à la manière d'une histoire vagabonde, selon des choix narratifs qui rompent avec les usages historiens. Je pense notamment à l'emploi de la 1ère et de la 2e personne, à l'absence de notes, à la présentation en paragraphes des références bibliographiques, à la variété et à la discontinuité des objets, des méthodes et des théories invoqués, etc. Comment l'écriture vous semble-telle pouvoir jouer dans la production de la connaissance historique ?

Patrick Boucheron – Je dirais que c’est pour tenter de répondre à cette question que je prends le risque d’écrire. Car je n’en ai au fond pas la moindre idée. Michel de Certeau nous a appris, je dirais une fois pour toutes – mais on le savait déjà – que l’historien écrit, et que ses procédés narratifs ne sont pas fondamentalement différents de ceux d’un auteur de fiction   . On sait aussi que l’histoire n’est qu’une des manières de mettre au présent la mémoire, et que c’est une manière faible, c’est-à-dire qu’elle ne résiste pas à l’énergie de la fable. L’historien, parce qu’il est scrupuleux, prudent, méthodique, et surtout parce qu’il porte un savoir socialement contrôlé risque toujours de se faire démentir par de plus hardis que lui sur le plan fictionnel, mais aussi par de plus ignorants. On sait tout cela, et pourtant, on doit se souvenir que lorsque Michel de Certeau écrivait L’écriture de l’histoire, c’était pour sauver, ou en tout cas préserver le régime de véridicité propre au discours historique. Il ne cherchait absolument pas à le diluer dans la fable : il voulait redéfinir la frontière. Qu’est-ce que je fais lorsque j’écris l’histoire de cette manière ? Je ne sais pas bien. J’espère ne pas être inconséquent : je joue avec la frontière, mais je ne joue pas avec l’idée qu’il doit y avoir une frontière. Je ne veux pas jouer avec cette idée pour des raisons sur lesquelles bien d’autres se sont expliqués : ma génération a subi l’épreuve négationniste comme un rappel à l’ordre, à la nécessité pour l’historien de ne jamais oublier qu’il a comme devoir moral d’écrire sur le passé tel qui fut. Aussi je n’ai aucune sorte d’indulgence pour tout type d’histoire qui fabulerait, qui produirait des mensonges volontaires, ou même qui virtualiserait le cours de sa narration. Nécessairement, le nom de Georges Duby qui travaillait au plus près les documents dans les archives me revient toujours : lorsqu’il écrit, ce n’est pas pour s’affranchir des rigueurs du métier d’historien, c’est pour s’approcher au plus près de ce qu’il a à dire comme historien. Dans L’histoire continue   , il dit : "Je dis "je" pour avertir le lecteur." Pour l’avertir que c’est moi qui parle, d’une certaine position, etc. C’est une leçon qui vaut pour tous, qui vaut d’être retenue par tous. Et je crois que L’entretemps dit "je" – mais aussi "tu", parce qu’il est adressé – pour avertir et non pour enfumer ou perdre le lecteur. Même s’il m’arrive parfois d’affirmer que l’histoire est là pour nous inquiéter davantage que pour nous rassurer. Elle doit inquiéter par son discours, mais ce discours est assuré par une méthode, et sur cette méthode, sur ce "métier qui seul nous protège", comme disait Bourdieu, il faut rester absolument ferme. Je dirais que le travail de l’écriture, c’est de trouver les formes littéraires de cette fermeté
 

A lire aussi sur nonfiction.fr:

- L'intégralité d'Apologie pour une histoire inquiète - entretien avec Patrick Boucheron.

- "Histoire: epistémologie" : deuxième série de "L'histoire maintenant - les grands entretiens pour l'histoire".

- "L’histoire publique – l’enjeu de la mémoire" : première série de "L'histoire maintenant - les grands entretiens pour l'histoire".