Les 16 et 17 juin prochain, les Egyptiens devront choisir entre Ahmed Shafiq, un membre de l'ancien régime, et Mohammad Morsi, le candidat du parti de la justice et de la liberté, bras politique des Frères musulmans, pour décider qui sera leur prochain président. Beaucoup de membres de l'élite libérale affirment ne pas vouloir voter, préférant ne pas choisir entre la peste et le choléra.

Quelques-uns, cependant, veulent donner leur chance aux Frères musulmans, et tentent de couper court à la diabolisation de l'islam politique. L'argument majeur est le suivant : l'islam politique peut être un courant modernisateur, porteur de réformes libérales. Comme en Turquie, qui a connu une très forte croissance, et a bénéficié de nombreuses réformes démocratiques, depuis que l'AKP, parti issu de l'islam politique, dirige le pays. A première vue, la comparaison tient la route : les deux partis appartiennent au vaste courant de l'islam politique, ils sont tous les deux arrivés au pouvoir avec une large majorité au Parlement, bouleversant ainsi le paysage politique, dans un contexte de lutte plus ou moins ouverte avec l'armée et les institutions étatiques. En réalité, il faut se méfier de cette comparaison, qui néglige des aspects essentiels du contexte de l'arrivée au pouvoir de chaque parti, et de leur composition sociologique.

La première différence, et la plus évidente, c'est la forme laïque de l'Etat en Turquie, la présence dans le pays de bastions laïcs, et la grande faiblesse des institutions religieuses, due à une longue tradition de sécularisation de la vie publique. Tous ces éléments agissent comme autant de garde-fous sur l'imposition de mesures religieuses. Et de fait, il y a bien une différence de degré entre le programme de l'AKP et celui des Frères musulmans, qui vont beaucoup plus loin dans la fusion entre religion et politique : dans le discours de l'AKP, la référence à l'islam était toujours sous forme d'allusion, alors que le slogan des Frères musulmans proclame que l' "islam est la solution". D'ailleurs, la visite d'Erdogan en Egypte en septembre 2011, au cours de laquelle il a appelé les Frères musulmans à accepter la laïcité, n'a pas été sans jeter un certain froid sur les relations entre l'AKP et les Frères musulmans.

La deuxième chose, et la plus importante, c'est la composition sociologique des deux partis, et de leur électorat. Et là, les Frères musulmans et l'AKP n'ont déjà plus rien à voir. L'AKP, fondé en 2001, est issu d'une scission du vieux parti islamiste, le Refah, qui avait participé à des gouvernements de coalition à la fin des années 90, l'AKP étant issue de la sécession de son aile la plus moderne et démocrate. Sur les soixante-et-onze membres fondateurs de l'AKP en 2001, douze étaient des femmes, dont la moitié ne portaient pas le voile. Sans même juger de la sincérité des convictions démocrates de l'AKP, l'image que voulait se donner le nouveau parti était celle d'une formation ouverte, démocratique, prête à respecter la laïcité. Les membres de l'AKP étaient plutôt jeunes, disposant d'une solide formation en politique, et le parti était porté par plusieurs personnalités charismatiques, en tête desquels Tayyip Erdogan et Abdullah Gül.

De plus, l'AKP était soutenu et financé en partie par une classe montante, la bourgeoisie conservatrice de province, formée d'hommes d'affaires prospères, expérimentés et désireux d'obtenir une influence en politique. Cette classe montante a participé à la détermination d'un programme de politique économique dont les grandes lignes étaient claires et cohérentes : plus de libéralisme, moins d'Etat. Plus largement, les milieux d'affaires, hormis les familles liées à l'establishment kémaliste, soutenaient l'AKP, et la réussite économique de l'AKP n'est pas sans lien avec cette alliance. L'électorat de l'AKP, quant à lui, n'était pas composé que de partisans de l'islam politique : le jeune parti a aussi récolté les voix d'électeurs du centre-droit, déçus des précédents avatars du parti de la droite modérée.

Le parti de la justice et de la liberté, bras politique des Frères musulmans, est quant à lui une institution hybride, traversée de courants contradictoires, mêlant vieille garde et nouvelle génération, dans laquelle les courants radicaux sont très puissants. L'histoire des Frères musulmans n'est pas celle d'un parti dans l'opposition, c'est celle d'un parti soumis à une répression féroce, ce qui change les dispositions psychologiques des militants. Là encore, leur expérience de la politique n'est pas comparable à celle de l'AKP, dont beaucoup de membres avaient déjà gouverné au sein du parti Refah ou d'autres partis du centre-droit avant d'arriver au pouvoir en 2001. Le parti des Frères musulmans ne dispose pas d'un programme économique clair, contrairement à l'AKP. Son candidat, Mohammad Morsi, n'est pas le personnage charismatique, jeune, qui incarne la nouveauté du parti comme l'était Erdogan en 2001. En somme, si Abou el Foutouh, le candidat dissident des Frères musulmans, connu pour ses positions libérales, avait réussi à fonder un parti de masse et à emporter avec lui toute la frange libérale des Frères musulmans, c'est ce nouveau parti qu'il aurait fallu comparer avec l'AKP.

Le troisième élément de dissemblance, c'est le contexte dans lequel les deux partis sont arrivés au pouvoir. Certes, les deux partis ont gagné les élections dans un contexte de lutte avec l'armée, institution dominante de la vie politique. Mais la stratégie employée par l'AKP était unique : se servir de la candidature à l'Union Européenne et du respect des institutions démocratiques pour affaiblir l'armée. En fait, c'est l'Union Européenne et l'ouverture des négociations d'adhésion qui a été le véritable élément moteur pour la mise en place de réformes modernisatrices, tant sur le plan économique que politique, sous le gouvernement de l'AKP. Le contexte de lutte entre l'AKP démocratiquement élu et l'armée était paradoxalement favorable à la démocratie en Turquie, grâce à l'entremise de l'Union Européenne. En Egypte, l'absence du moteur de l'Union Européenne est l'élément manquant pour la reproduction du scénario turc.

En définitive, l'islam politique est un courant trop large et trop peu structuré pour pouvoir comparer deux situations aussi différentes que la Turquie et l'Egypte. Il est même instructif que l'islam politique couvre un éventail aussi étendu de formations politiques : la référence à la religion ne suffit pas pour comparer des formations politiques, chacune ancrée dans une localité et un contexte particuliers.

En revanche, la comparaison entre Turquie et Egypte est plus pertinente dans le domaine du rôle de l'armée dans la vie politique. Après les coups d'Etat de 1961, et a fortiori en 1982, l'armée turque a inscrit son rôle dans la constitution, notamment au travers de la création, puis du renforcement, du Conseil de sécurité nationale, organe composé de civils et de militaires, qui avait un droit de regard sur toutes les questions concernant la "sécurité nationale". Servant en fait de voie institutionnelle pour permettre à l'armée de veiller jalousement sur ses intérêts, le Conseil national de sécurité a pesé d'un poids très lourd dans la vie politique turque, jusqu'à très récemment. L'armée égyptienne, quant à elle, se retrouve confrontée exactement au même type de problèmes que l'armée turque suite à ses coups d'Etat : comment rétablir un régime parlementaire tout en gardant le pouvoir sur les questions qui l'intéressent et qu'elle considère comme son terrain privé ? Le flou qui subsiste sur la rédaction de la constitution laisse deviner la nature des tractations qui ont lieu entre l'armée et l'assemblée parlementaire, dominée par les Frères musulmans, chargée de la formation du comité de rédaction de la constitution. Alors que l'armée turque s'est toujours proclamée comme étant la garante de la République et des valeurs du kémalisme, l'armée égyptienne cherche à se définir comme gardienne de la révolution. A suivre