Un ouvrage décevant par son contenu philosophique et respectable par l’attitude humaine qu’il révèle.

Jacques Schlanger, professeur émérite de philosophie à l’université hébraïque de Jérusalem, a écrit un livre décevant et respectable à la fois. Décevant par son contenu philosophique et respectable par l’attitude humaine qu’il révèle.

Pour comprendre les raisons de la déception, il faut réaliser ce qui est, à nos yeux mais non à ceux de l’auteur, la démesure du projet visé à travers ce petit livre et exposé dans la première partie "Un portrait de soi". Sachez d’abord que Jacques Schlanger se présente comme un "philosophe de chambre"   , pratiquant donc "la philosophie de chambre" identifiée par lui à une discipline interne à la philosophie et mise curieusement sur le même plan que l’histoire de la philosophie, l’épistémologie et l’éthique   . À la différence du "philosophe symphonique", dont la manière de philosopher est "plus classique", "publique, impersonnelle", le "philosophe de chambre" a "une manière privée, personnelle, intime de philosopher"   . Cette opposition va de pair avec deux autres, l’une concernant la lecture des philosophes, l’autre en rapport avec la finalité de la philosophie. D’abord à la lecture "savante", "d’experts", "professionnelle" - Schlanger dit avoir lu ainsi Aristote, Spinoza et Kant -, est opposée une lecture "émotive" et "personnelle"   - les auteurs concernés sont alors Épicure, Épictète, Marc-Aurèle et Nietzsche. À ce dernier type de lecture correspond une conception de la philosophie comme préparation à la vie et au premier, une conception de la philosophie comme savoir théorique.

Refusant la posture des "experts"   , qu’il pense, dans son cas au moins, comme cachant son "je"   , Schlanger n’a donc pas écrit un livre savant sur Montaigne (aussi se dit-il "montaignard" et non "montaigniste"   ). Prenant plutôt le philosophe de Bordeaux comme "guide"   et comme "maître à réfléchir"   , Schlanger veut "se situer par rapport à lui et par rapport à soi"   , hésitant d’ailleurs à nos yeux entre deux relations avec Montaigne : tantôt il le voit comme un compagnon ("il s’agit pour Montaigne et pour moi de parler avec justesse et simplicité de ce que d’ordinaire on passe sous silence, par pudeur ou par négligence. Jusqu’ici je me trouvais seul dans ma chambre, dans ce livre celle-ci est devenue une chambre à deux"   ), tantôt il est celui auquel il s’agrippe, "lui à cheval et moi à pied"   (p.16 : "je m’appuie sur lui pour pénétrer en moi"). Résumons en termes simples : Jacques Schlanger ne se propose donc pas moins que d’imiter Montaigne parlant de lui-même. Aussi le lecteur est-il conduit irrésistiblement à juger l’ouvrage qu’il a en mains à l’aune des Essais. Mais c’est ici qu’il nous coûte de reconnaître la médiocrité du résultat, tant en effet est honnête l’autoportrait que l’auteur donne de lui-même.

C’est d’abord au niveau de la langue que la comparaison est accablante. Certes l’auteur, assumant "la pauvreté de (son) langage" le reconnaît : "plus d’une fois il me donne l’impression de mieux dire ce que j’ai à dire de moi"   ou bien "je n’ai pas le sens des formules percutantes et audacieuses qu’a Montaigne"   . C’est donc dans une langue dépourvue de style que Jacques Schlanger présente d’abord ses pratiques de parole, de lecture et d’écriture, ensuite sa personne (où le lecteur, qui n’en croit pas ses yeux, lit entre autres: "Je ne veux pas changer de voiture, une Renault 19 que j’ai depuis 1993 et qui convient tout à fait à mes besoins"   ), puis ses affections et enfin son état physique, l’ouvrage se terminant sur une dernière partie au titre parlant : "sçavoir estre à soy".

Mais traitant de tout cela, que nous apprend-il donc ? Pas grand-chose car Schlanger introduit son lecteur à une vie certes heureuse et plutôt sage mais, à dire vrai, assez terne. Le plus souvent il met en relief ce qu’il partage avec Montaigne (par exemple, comme lui, il n’avait pas pour langue maternelle le français), quelquefois il souligne les différences (à la différence de son modèle, affligé de coliques néphrétiques, il jouit d’une bonne santé et d’un corps robuste). On est sensible cependant à la très grande simplicité du propos, au désir de ne jamais se mettre en valeur, au souci d’attirer l’attention du lecteur sur les faiblesses, par exemple dans ces lignes : "Je suis de plus en plus pris de doute et d’incertitude (…) c’est le sentiment de ma propre impéritie que je découvre (…) je ne suis plus tellement assuré de la justesse des croyances auxquelles, je m’en rends compte maintenant, je tiens avec plus d’obstination que de force (…) j’ai de plus en plus le sentiment que le hasard est intervenu dans le choix de mes opinions"   .

Soyons clair, au risque d’être cruel : le plus souvent, le seul texte vraiment intéressant dans cet ouvrage est celui de Montaigne, cité abondamment, et par rapport auquel celui de Schlanger brille autant que chandelle à la lumière du soleil. Il y a cependant des exceptions : ainsi le texte devient-il prenant quand l’auteur évoque les conditions périlleuses dans lesquelles, jeune adolescent juif allemand, il a pu par l’Espagne rejoindre la Palestine. On retiendra une scène émouvante en rapport avec l’assassinat à Auschwitz de son meilleur ami d’enfance : "Soixante ans plus tard, en juillet 2004, par une belle journée de soleil, nous sommes allés à Auschwitz-Birkenau, là où se trouvaient les chambres à gaz et les fours crématoires. J’ai descendu les marches qui mènent à l’endroit où ils se déshabillaient avant d’entrer dans la chambre à gaz, là où Chimy, Bernard et Toto se sont déshabillés avant de mourir, et je me suis mis à hurler. Ce n’est pas parce que j’aurais pu être à leur place que j’ai hurlé. J’ai hurlé et pleuré pour Chimy, pour ses frères, et pour tous ceux qui ont descendu ces marches sous le regard d’hommes qui savaient qu’ils allaient vers leur mort"   . On sourira aussi à quelques trouvailles, comme le concept de "faux bruyant" qui lui permet de se caractériser d’une manière encore moyennement avantageuse : "Je suis ce qu’on pourrait nommer un faux bruyant, quelqu’un qui sur le moment réagit sincèrement quand il faut, où il faut, et comme il faut, mais cela ne dure pas et l’indifférence prend rapidement le dessus"   .

Terminons : s’il s’agissait d’évaluer l’ouvrage éthiquement, on pourrait louer un texte conçu comme un "exercice spirituel" grâce auquel l’auteur attend de "devenir meilleur par la (re)connaissance de sa propre imperfection"   . Mais quand il est question d’en apprécier la valeur philosophique, force est de reconnaître la faiblesse du livre : certes cela ne faisait pas partie de son but d’apporter une nouvelle connaissance de Montaigne mais le lecteur reste déçu de la pauvreté de l’apport philosophique de l’auteur. Son éthique, faite d’une synthèse floue de thèses épicuriennes et stoïciennes formulées sans mordant, dépasse à peine une sagesse de sens commun. Certes on pourra juger que, mesuré à la lumière de la vie réussie que l’auteur pense avoir vécue, le manque de richesse philosophique de l’ouvrage est un point tout à fait secondaire. "Nous considérons en fin de compte, Montaigne et moi que nous avons vécu une bonne vie"   . C’est sans doute un bon usage de Montaigne de parvenir grâce à lui à pacifier sa vie. Mais, pour faire un livre de philosophie intéressant, il faut plus