Cet ouvrage présente de façon synthétique la pensée sociologique de Pierre Bourdieu, dix ans après sa disparition.

La théorie sociologique de Pierre Bourdieu et ses usages sociologiques est un livre écrit par Anne Jourdain et Sidonie Naulin, doctorantes à l’ENS. Cet ouvrage entend présenter de façon synthétique la pensée sociologique de Pierre Bourdieu, dix ans après sa disparition.

Plutôt que d’aborder les travaux du sociologue de façon chronologique, ou par le biais d’ouvrages fondamentaux, les auteures font le choix de dégager quatre grands thèmes qui, selon elles, caractérisent l’œuvre de Bourdieu. Chaque thème est l’occasion de synthétiser les recherches,  prises de position et avancées du sociologue dans un domaine spécifique. Des références à d’autres travaux qui se sont inscrits dans la continuité suivent, ce qui permet de constater l’impact de ces recherches sur la discipline sociologique.

Ces thèmes sont respectivement : la méthodologie de la recherche, la sociologie de  l’école, la sociologie de la culture et les théories de l’espace social. S’ils sont distingués de façon didactique, ils imprègnent toute l’œuvre bourdieusienne dont chaque dimension ne peut être envisagée indépendamment.

 

Comment faire de la sociologie ?

La partie sur la méthode résume les positions de Bourdieu concernant la pratique des sciences sociales. Celui-ci s’inscrit dans une démarche durkheimienne qui consiste à fonder le processus de recherche sur la mise à l’écart des prénotions, c'est-à-dire des représentations inexactes implantées dans l’esprit du sociologue à cause de son appartenance à la société qu’il étudie. Il poursuit cette réflexion en insistant sur l’enjeu du langage employé par les chercheurs, car celui-ci est truffé de prénotions. Notons que cette démarche poussée à bout conduirait à la création d’un nouveau langage spécifique à la sociologie, dans la lignée du positivisme logique défendu par les disciples de Wittgenstein   .

Dans un second temps, les auteures expliquent la notion de structuralisme génétique qui caractérise les positions de Bourdieu dans le débat entre subjectivisme et objectivisme. Le concept d’habitus est à envisager dans cette perspective. Il est défini comme "les principes de fonctionnement, générateurs de pratiques et de représentations, qui vont permettre aux agents sociaux de structurer leur actions"   . Cette conception conduit Bourdieu à parler d’agents sociaux plutôt que d’acteurs.

 

De la reproduction sociale au capital culturel

Une fois ces bases méthodologiques posées, les deux auteures se penchent sur leurs deux terrains d’application les plus connus : la culture et l’éducation. Elles commencent par contextualiser l’émergence des travaux de Bourdieu sur le système scolaire. En effet, ce domaine de recherche ne prend réellement de l’importance en sociologie que dans les années 1960, à l’heure de la massification scolaire.

L’Ecole est envisagée comme une instance de reproduction des inégalités de classe présentes au sein de la société. Pour Bourdieu, cette institution impose un arbitraire culturel que les élèves doivent être capables d’incorporer pour passer sous les fourches caudines de la sélection scolaire. Ce processus, la reproduction sociale, mène à une forme de violence symbolique, notamment à destination des milieux populaires. Détaillée dans Les Héritiers, cette théorie bat en brèche le mythe de la méritocratie républicaine. L’ouvrage s’étend alors sur les travaux de Stéphane Beaud, qui a travaillé dans la même lignée sur les conséquences de la "démocratisation scolaire" en suivant la trajectoire d’enfants d’ouvriers issus de l’immigration à Montbéliard   .

La partie suivante est consacrée à la sociologie de la culture. Les concepts de distinction et de capital culturel, déjà présents en filigrane dans la sociologie bourdieusienne de l’école, y sont développés. Proche de la définition anthropologique de cette notion, Bourdieu définit entre autres la culture comme "les façons de manger, d’aménager son intérieur, de se vêtir mais aussi le rapport entretenu avec les œuvres d’art ou de l’esprit"   . Les pratiques culturelles sont ainsi des marqueurs de positionnement social. Pour le sociologue, la culture est hiérarchisée, et la classe dominante (c'est-à-dire la bourgeoisie) a le plus de légitimité sociale dans cette hiérarchie. La culture des autres classes se constitue dans ce cadre théorique de formes dégradées de la culture dominante.

Les travaux de Jean-Louis Fabiani sont donnés en guise d’exemple d’application de la théorie bourdieusienne de la culture. Ils mettent en exergue le processus de légitimation culturelle du jazz, devenu une musique "légitime" en changeant de public, passant d’un public issu des couches populaires à certaines fractions intellectuelles des classes dominantes. Les auteures relatent également les critiques de ce modèle d’analyse. Plusieurs recherches le relativisent en effet, sans l’infirmer totalement : de nos jours, l’apanage des classes supérieures serait l’éclectisme plutôt que le "gout classique" décrit par Bourdieu   .

 

Une théorie générale ?

Enfin, il est question des conceptions de l’espace social défendues par le sociologue. On ne pourrait rendre justice à la complexité de celles-ci en quelques lignes, toutefois les notions essentielles sont présentées : champ social, capital culturel, social et économique. Les individus sont dotés inégalement de différents capitaux qui déterminent leur position dans l’espace social. Ce dernier est subdivisé en champs, au sein desquels des enjeux spécifiques de pouvoir conduisent à accorder plus ou moins de légitimité à certains types de capitaux. Les agents sont hiérarchisés au sein de chaque champ, et des luttes y prennent place.

L’ouvrage aborde ensuite les extensions données à ces outils conceptuels par différents sociologues, comme François de Singly ou Christophe Charles. Le premier étudie comment les femmes vont gérer leur capitaux économiques et culturels dans le cadre du mariage. De son coté, Christophe Charles va expliquer les positions prises par divers écrivains lors de l’affaire Dreyfus, en théorisant le monde littéraire en tant que champ.

Globalement, les ambitions du livre, c'est-à-dire restituer de façon synthétique les apports de la sociologie bourdieusienne, sont atteintes. L’ouvrage est d’un niveau théorique élevé tout en restant accessible. Les auteures affichent une certaine proximité avec la pensée bourdieusienne, et nous en livrent une vision globalement favorable. Elles considèrent que Bourdieu a su dépasser l’opposition entre holisme et individualisme par le biais du mécanisme de l’habitus, rejetant ainsi les principales critiques des positions du sociologue. On peut le regretter à certains moments car la place allouée aux débats et polémiques autour de l’œuvre étudiée est minime : seulement une page et demie !

Par ailleurs, il est dommage que les inspirations de Bourdieu ne soient pas abordées extensivement. Si l’héritage durkheimien est évoqué, le rapport avec Max Weber l’est très peu, alors qu’on peut clairement voir la filiation weberienne dans la  façon d’envisager l’action individuelle en fonction des différents capitaux à leur disposition. On peut aussi regretter que les auteures ne consacrent pas plus de temps aux différences entre la conception des classes sociales de Marx, définies par la place des individus au sein des rapports de productions, et celle de Bourdieu où l’individu se place dans un continuum de l’espace social selon le volume de son capital et la structure de celui-ci.

A mon sens, le format court de l’ouvrage ne permet malheureusement pas de rentrer dans le vif de ces interrogations ; mais il donne envie de se documenter plus. L’idée de mentionner des sociologues qui ont continué de travailler dans les pas de Bourdieu apporte plus de profondeur à l’ouvrage. Cette bonne lecture permettra aisément de comprendre la théorie bourdieusienne sans pour autant la traiter de façon réductrice