Où l’on apprend que les armes des faibles ne sont pas nécessairement de faibles armes.

Le récit des grands combats sociaux est, avant tout, notamment dans la mythologie du mouvement ouvrier, celui des droits acquis de haute lutte, par la grève, par les manifestations ouvrières, par les urnes, par les différentes formes de l’action syndicale, quand ils n’ont pas été arrachés par la révolte ou l’insurrection. On ne parle, cela dit, - et c’est une injustice - qu’insuffisamment des grandes luttes sociales portées devant les tribunaux.

C’est peut-être que l’on regarde cet autre mode d’action – la saisine du juge – comme étant par trop en décalage avec la culture du mouvement ouvrier. Ce manque de référence aux grands procès sociaux résulte aussi de ce que plusieurs générations de syndicalistes ou de cadres du mouvement ouvrier ont, dans l’interprétation des rapports de classe qui étaient la leur, regardé avec circonspection les tribunaux, les considérant comme l’appareil de répression des classes laborieuses et comme les défenseurs d’une justice de classe au détriment de la protection des intérêts des travailleurs. Bien qu’elle conserve aujourd’hui quelques rares adeptes, dès la première partie du vingtième siècle, syndicalistes et travailleurs ont su dégager, de manière constante, des débats sociaux toujours nouveaux devant les tribunaux.

Au travers de leur enquête, qui revêt aussi les traits d’un essai sur la stratégie judiciaire, Sandrine Foulon et Françoise Champeaux évoquent la valeur ignorée, peu étudiée mais souvent décisive, de l’action en justice dans l’entreprise de conquêtes sociales.

 

Du Travail (qui se porte plutôt mal)

L’ouvrage s’ouvre sur une description peu reluisante de la condition ouvrière et salariale. Elle se trouve confrontée, dans un contexte de globalisation et de mutations de l’économie de marché, à des difficultés, non pas nouvelles, mais dont l’importance s’est aujourd’hui accrue – précarité, perte d’emplois, accidents du travail, dégradation des conditions de vie et des conditions de travail, baisse du pouvoir d’achat.

Ce constat aurait dû exiger un approfondissement de la démocratie sociale et une meilleure protection du travailleur. Mais, à l’inverse, il se dessine, par l’effet d’un certain paradigme néolibéral, ce qui semble être un travail de sape du droit du travail. Alors qu’il conviendrait, par souci de justice sociale, d’assurer un confort matériel au travailleur, l’ambition clairement assumée est celle de changer le travailleur. Il s’agirait d’en faire un agent économique mobile, compétitif, bien entendu docile et conscient des impératifs de flexibilité d’un marché ouvert.

Or, pour dire une évidence, on rappellera que ce présupposé (dans certains discours érigés même en totem), loin de renforcer le monde du travail et de chercher l’approfondissement des droits et des garanties des travailleurs, ne fait que participer à sa fragilisation.

A cet égard, ce qui frappe dans les lignes de Foulon et Champeaux, c’est combien les nouvelles méthodes d’encadrement, les modes d’organisation de l’entreprise – lesquels sont précisément les différentes formes de mise en œuvre de ce paradigme – peuvent, parfois, porter atteinte à l’estime de soi des travailleurs et, dans le pire des cas, s’avérer, pathogènes. Burn-out, harcèlement managérial, accidents de travail, risques psycho-sociaux au travail, privation d’emploi sont les nouveaux mots (et maux) de la condition ouvrière aujourd’hui.

A ces maux ressentis par le travailleur s’ajoute son angoisse de ne plus en être un. La menace de la perte d’emploi joue également un rôle central dans la perte de mobilisation du mouvement ouvrier.

Pour résister à ces tendances lourdes de l’évolution de l’univers de l’entreprise, le monde du travail n’est pourtant pas démuni.

Saisir le juge

L’idée qui semble transparaître de cette étude est que l’action en justice est un outil de transformation sociale au profit des travailleurs. Les usages qui peuvent être faits de ce mode d’action sont multiples.

Dans un premier cas de figure, la démarche contentieuse peut être purement tactique. Dans cette hypothèse, bien que conscient d’un succès très improbable au contentieux, le travailleur requérant saisit la justice, comme d’un moyen d’affirmation, non pour obtenir satisfaction mais pour rendre compte auprès de la société des difficultés rencontrées au sein du monde du travail. La saisine est alors autant un moyen de résistance qu’un mode d’alerte. C’est ainsi que les problématiques du harcèlement moral au travail, des risques psycho-sociaux dans leur généralité ou encore des conditions d’indemnisation des victimes de l’amiante ont pu émerger devant le juge judiciaire avant même d’être prises en compte dans le débat politique et, in fine, par le législateur.

Dans un deuxième cas de figure – c’est la démarche de conquête immédiate –, le travailleur justiciable, conscient de l’existence d’un "vide juridique", sollicitera que soit dégagée, par l’interprétation constructive de textes préexistants, le bénéfice de droits nouveaux. L’idée est ici que le juge, dans le cadre de son contrôle, cherchera à approfondir le contenu de la norme posée par la loi en l’enrichissant de nouvelles possibilités. Comme le rappellent les auteurs de l’ouvrage, c’est notamment grâce à cette démarche que le droit de l’indemnisation des victimes des accidents de travail s’est bâti (souvenons-nous, à cet égard, de l’arrêt de la Cour de cassation du 16 juin 1896, Teffaine) ou encore qu’a été enterré le "contrat nouvelle embauche", au motif qu’il était contraire au principe international suivant lequel il ne saurait y avoir de licenciements motivés par des causes étrangères à l’intérêt de l’entreprise ou à l’aptitude du salarié. C’est encore la même logique qui a permis à la Cour de cassation de dégager le principe d’égalité de traitement entre les différentes catégories de personnel.

Au choix de la stratégie doit, pour le justiciable, s’ajouter aussi celui du juge, plusieurs juridictions pouvant avoir à connaître d’un même contentieux suivant l’angle sous lequel on le présente. Et, sur ce point, le juge social, davantage bien entendu que le juge civil, est vu comme un allié acquis à la cause des travailleurs ("la chaîne est contaminée et pourrie, du conseil des Prud’hommes jusqu’à la Cour de Cassation", nous explique, avec une certaine exagération, un défenseur d’employeurs).

Pot de terre vs. pot de fer

Bien que les auteurs partent de l’idée que le juge social témoigne souvent d’un parti pris favorable aux travailleurs (qualifié avec excès de "juge rouge" par certains), ils montrent que ce combat juridique ne se fait pas sans difficulté.

Le contentieux social est, en effet, un dédale. Ce n’est parfois même qu’après la saisine de plusieurs juges que le travailleur justiciable, dont les ressources matérielles sont souvent très limitées, obtient satisfaction. Dans le cas de Metaleurop, il aura fallu la saisine de pas moins de quatre juges (Conseil des Prud’hommes, Tribunal de commerce, Tribunal de Grande instance, Conseil d’Etat) pour que les anciens employés soient indemnisés… Les embûches sont aussi techniques. Dans ses actions contentieuses, le travailleur se heurte à des règles d’inopposabilité et de prescription parfois inadéquates. Très rigides, les règles de fond empêchent souvent le traitement idoine de questions sociales nouvelles, comme l’illustrent les premières affaires liées à l’amiante, dans lesquelles le délai de prescription biennal en matière de maladie professionnelle faisait souvent obstacle à la réparation des conséquences de l’asbestose, alors très mal connue. Au contentieux, le travailleur et ses défenseurs doivent aussi déconstruire de savants montages juridiques que les conseils des employeurs ont élaboré dans l’optique de permettre à ces derniers d’échapper à leurs obligations et de les protéger de toute poursuite.

Dans ces combats souvent rudes et incertains, on découvre que l’action contentieuse doit trouver à s’articuler avec d’autres formes d’actions collectives. Dans le cas de Metaleurop ou dans les affaires de l’amiante, c’est, sans le moindre doute, la présence d’une association regroupant les anciens salariés de l’entreprise qui a permis à ces derniers de mener, durant six années et devant plusieurs juridictions, le combat pour leur indemnisation.

Un ouvrage pour les combats à venir

Champeaux et Foulon nous offrent ici un ouvrage remarquable construit intelligemment. C’est un essai dont l’accès est simple, une réelle intention pédagogique ayant, sans le moindre doute, guidé sa rédaction. On doit, cela dit, pour être complet, exprimer quelques regrets.

Le premier est que le parti pris – celui aux termes duquel le juge s’érige, dans une majorité de cas, en défenseur du travailleur – ne nous semble pas pleinement convaincant. Les contre-exemples sont, bien entendu, innombrables. Et, parmi les plus récents, on peut évoquer le revers connu, même si l’affaire a été renvoyée en Cour d’appel, par les anciens salariés de Viveo qui contestaient la motivation du plan social qui touchait leur entreprise, motivation qui ne faisait pas ressortir que ladite mesure était fondée sur une cause économique réelle (l’entreprise affichait des résultats satisfaisants). Préférant une lecture très stricte du texte applicable et négligeant ainsi de faire prévaloir l’intérêt social en jeu, le juge de cassation a estimé que le juge social n’avait pas à vérifier et apprécier les motifs économiques invoqués par l’employeur et qu’il ne pouvait annuler la mesure de licenciement que dans l’hypothèse de l’absence ou de l’insuffisance du plan de sauvegarde de l’emploi…

Il nous semble, deuxièmement, que l’ouvrage ne délivre qu’une vision incomplète du fonctionnement de la justice "travailliste". Il est assez surprenant que le rôle de la Cour de justice de l’Union européenne soit si peu évoquée et ce, alors que son influence est, pour le meilleur comme pour le pire, très importante dans le façonnement du droit social contemporain.

Mais, l’ambition de cet ouvrage n’était peut-être pas d’être aussi exhaustif. Peut-être était-elle surtout de montrer le monde du travail à l’œuvre, au prétoire. Plus encore, parce que la question de construire une mémoire des précédents est, comme on le sait, si centrale dans une matière comme le droit, le souhait des auteurs était sûrement de faire ici connaître ces formidables combats du passé susceptibles d’inspirer, par imitation ou par analogie, les luttes à venir.

A cet égard, Dernier recours est un ouvrage aussi remarquable que précieux