Le beau portrait d’un “individu littéraire”, d’une pensée romanesque, qui aura eu l’affront de réellement vivre et souffrir l’effort de cohérence dans un monde à la fois uniforme et éclaté.

Muray, écrivain
Saisir dans sa profondeur la pensée si vaste, si foisonnante de Philippe Muray n’est pas chose facile. L’homme avait visité toutes les galeries, fouillé dans tous les coins, soulevé les pierres, la poussière… Il était un soc qui, depuis les souterrains, s’attaquait inlassablement aux fondements de la modernité. Ce n’était pas un pur travail de sape : Muray édifiait une œuvre proprement romanesque sur les ruines. “Une voie destructrice et une voie créatrice, en réalité confondues dans un seul geste littéraire”   . On ne peut utiliser de mot aussi galvaudé que “subversif” – “rebelle, révolté”, encore moins – pour qualifier Muray. “Séditieux” peut-être ? Pas plus. On approche, mais on n’est pas encore tout à fait exact. Les termes, trop usés, sont impuissants à le résumer. En un sens, c’est là aussi l’invention de Philippe Muray dont parle Vitry. Très beau titre, qui fonctionne doublement : Muray invente et s’invente lui-même. Cet essai n’a peut-être pas d’autre but que de répondre à la question de l’identité : qui est Muray ? Non pas, bien sûr, d’un point de vue biographique – quoiqu’on apprenne çà et là de petits détails sur l’homme – mais comment il est devenu celui qui a réussi l’exploit d’exister réellement dans son époque.

“On ne comprend absolument rien à la civilisation moderne si l’on n’admet pas d’abord qu’elle est une conspiration universelle contre toute espèce de vie intérieure”, écrivait Bernanos en 1942   . Muray a eu l’affront de vivre comme “individu littéraire”   . C’est dire qu’il est bien un écrivain, ce qu’établit très clairement l’essayiste dès les premières pages puis l’explique tout au long de son texte. Il n’a jamais voulu être connu en tant que philosophe, ni même penseur ou moraliste (une phrase de Balzac, “Celui qui moralise ne fait que montrer ses plaies sans pudeur”, se retrouve souvent dans l’œuvre). Il n’entendait pas “faire école”   . Lui-même, de qui fut-il le disciple ? De personne, bien qu’il eût ses maîtres.

Trois noms reviennent fréquemment dans Le XIX siècle à travers les âges (l’œuvre majeure, mère de toutes les autres, dont il est très largement question dans L’Invention) : Baudelaire, Balzac et Flaubert   . À l’image du poète, il était un antimoderne. Le terme fait peut-être frémir. La mise au point de Vitry est donc bienvenue : l’antimoderne n’est pas un réactionnaire, un traditionnaliste ou un antidémocrate ; c’est avant tout un individu qui cherche à adopter un point de vue excentré pour penser le moderne et le théoriser. Charles Maurras est le contre-exemple parfait de l’antimoderne ; et Drieu La Rochelle cesse d’être antimoderne quand il s’engage dans le fascisme, car alors la finalité de sa parole devient politique   . Mais pour Vitry, la radicalité de Muray fait qu’il n’est pas réductible à la figure de l’antimoderne. L’auteur a cette très belle phrase en forme d’hommage : “Nous pourrions situer Muray à mi-chemin entre l’antimoderne (à la Chateaubriand ou à la Baudelaire) et Mallarmé – le Mallarmé qui pense que le monde n’est fait que pour aboutir à un livre”   .

Si Muray ne s’est pas inventé ex nihilo mais s’inscrit dans la droite lignée d’écrivains (pas tous antimodernes, donc), il a choisi d’exister à la marge de son époque, fidèle à son esthétique “fondé[e] sur une dialectique de la norme et de l’écart”   . Le rire a été l’un des moyens de cette réussite puisque “C’est dangereux, le rire, au fond. C’est la même chose que le silence. C’est encore un peu trop individuel”   . Il a fallu ensuite, pour représenter le monde, s’en extraire (autrement dit, chercher ce point de vue excentré qui est l’un des traits distinctifs de l’antimoderne).

La fin de l’Histoire
Pour Vitry, l’œuvre de Muray, depuis L’Empire du Bien en 1991, ne se comprend que si l’on se place après l’Histoire (c’est aussi le titre d’un essai en deux volumes de Muray, publié entre 1999 et 2000 aux Belles Lettres), c’est-à-dire si l’on accepte d’adopter le point de vue radical de Muray. L’Histoire se termine quand advient l’Absolu, l’homogène ; quand le “négatif” enfin, qui lui avait donné son sens, disparaît   . Pour Muray, le négatif (qui prend des formes diverses : le péché originel de la religion chrétienne, la “part maudite” chez Georges Bataille, l’angoisse de la castration chez Freud…)   est évacué de la dialectique. Cette sortie rend impossible tout dépassement, tout passage à un troisième moment qui était, chez Hegel, la réalisation de l’“Esprit” (l’achèvement spirituel)   . Tout se mélange, “les types multiples se fondent en un seul type, et tout le monde tend à se ressembler, à se désindividualiser, à se désintégrer dans la masse, à agir comme un seul et gigantesque personnage délirant”   .

Ainsi émerge, après deux siècles de maturation, Homo festivus, personnage de l’écrivain Muray, hideux syncrétisme, concentration flaubertienne de l’époque. Il est annoncé par le Herr Omnes de Luther, “Monsieur Tout”. Il se substitue, comme “instance transcendante nouvelle, à la figure d’unicité du Christ et au mystère personnel de la Trinité”   et se trouve concrètement réalisé au XIXe siècle sous le nom d’Homo dixneuviemis. Une réalisation permise par la ruine de l’Église catholique qui, de la norme, devient dès lors l’écart. Cette fin de l’Église concomitante de ces naissances plurielles (le socialisme et l’occultisme, desquels Muray va révéler les liens à travers la figure d’Homo dixneuviemis) est l’objet du XIXe siècle à travers les âges, dont de Vitry résume la pensée foisonnante, parfois obscure, de façon claire, sans ornements. En un mot : à qui voudrait se confronter à ce texte long et difficile de Muray, on conseillera la lecture parallèle de L’Invention de Vitry.

On peut dire que la défaite de l’Église catholique est le moment fort, qui annonce le XIXe siècle et le “début de la fin” de l’Histoire. Muray ne situe pas vaguement ce moment en 1789, comme on pourrait s’y attendre, mais le date très précisément d’avril 1786, lorsque les fosses de l’ancestral cimetière parisien des Saints-Innocents sont vidées sous la pression populaire de plus en plus sensible aux normes hygiénistes des Lumières. Ce qu’on ne supportait plus, c’était “l’attitude d’irrespect catholique envers la mort”   . L’Église laissait les prostituées tapiner au coin des tombes, des gravures d’époque montrent des enfants jouant aux osselets avec les restes de squelettes… Le déménagement des corps est symbolique pour Muray : on enlève ses morts à l’Église, on enfouit les cadavres jadis à fleur de terre dans le trou des catacombes pour les dissimuler. La mort, désormais, ne sera plus un état transitoire mais la fin dernière. La nouvelle ère commence avec ce déménagement de cadavres à travers Paris : les morts ne cesseront jamais plus de hanter les vivants. “Le XIXe est l’entrée de la mort dans sa pompe. De la mort cessant d’être un des masques entre autres de la vie…”   . Le spectre – que Victor Hugo, exemplaire incarnation d’Homo dixneuviemis, ne cessera jamais de convoquer – fait son entrée dans le monde des vivants pour que tout, vraiment tout, jusqu’à la vie et la mort, se confonde dans la même bouillabaisse… “On a des devins quand on n’a plus de prophètes, des sortilèges quand on renonce aux cérémonies religieuses, et l’on trouve les antres des sorciers quand on ferme les temples du Seigneur”, écrivait Chateaubriand dans Le Génie du christianisme   . Vitry rappelle   la joie qu’éprouve Muray, chaque jour en observant ses contemporains, à constater que son livre, Le XIXe siècle…, se continue, se confirme, s’enrichit de nouvelles pages sans qu’il ait besoin de se fatiguer   . Au fond la nouvelle religion “occulto-socialiste”, qu’il s’est efforcé de définir, d’illustrer, dans son XIXe siècle…, a triomphé de la plupart des esprits contemporains, se prolongeant en apothéose dans la société hyperfestive qui est la nôtre.

“Le monde hyperfestif n’a pas seulement perdu l’autre ; il a égaré aussi tout ailleurs et tout opposé, tout antagoniste et tout opposant, tout contradicteur et tout adversaire. C’est même pour cela que la fin de l’Histoire, dans son accomplissement effectif, ne peut présenter aucun des traits heureux ou paisibles qu’avaient cru pouvoir pronostiquer ceux qui l’avaient jadis pensée. La société du festif global réalise bien, en un sens, toutes les perspectives philosophiques (hégélienne ou marxiste) concernant la disparition du temps historique ; mais elle les réalise sous la forme de cauchemar à la fois approuvé et redouté par tous. Comme Marx l’annonçait, c’est en effet l’organisation du loisir qui devient l’ultime préoccupation humaine et le dernier mot du socialisme accompli. C’est en effet l’avènement de la science, comme le disait Hegel, qui accompagne la fin de l’homme, du temps et de l’Histoire”   .

L’irrécupérable
Ces paragraphes n’auront esquissé qu’à grands traits la pensée de Philippe Muray, et ce moins dans les prolongements si clairvoyants de ses derniers écrits (Festivus Festivus, les quatre volumes des Exorcismes spirituels…) que dans le moment où elle s’origine. En cela nous ne nous sommes pas trop écartés de l’entreprise de Vitry, qui s’est avant tout intéressé à l’émergence de cette pensée (son “invention”). Ce qui fait de l’essai une porte d’entrée idéale dans l’œuvre de Muray.
Pour finir, nous voudrions dissiper une crainte d’Alexandre de Vitry. Muray, accédant à une petite notoriété – en grande partie grâce à la lecture de ses textes, sur scène, par Fabrice Luchini en 2010 –, courrait le risque d’être victime de l’impitoyable machine de récupération dont il avait si précisément décrit les rouages. Il faut dire qu’il y eut des précédents. Dans Le XIXe siècle…, Muray rappelait la récupération marxiste de Balzac : à une petite divagation, un égarement passager, serait imputable pour Engels la profession de foi catholique et monarchiste de l’auteur de La Comédie humaine dans l’avant-propos. Autre “prise d’otage”, plus radicale encore, celle de Baudelaire par Sartre. “Œdipien, petit bourgeois, réactionnaire patenté… Tout y passe. Et au sommet, ce que Muray identifie comme l’un des ‘coups’ habituels dans les prises d’otages : le soupçon d’impuissance”   .

Comme l’écrivait Houellebecq, Muray “n’avait peur de personne”   . Pas moyen de le faire rentrer dans le rang, de le “progressifier”… Il a fallu l’humilier, le réduire à néant. Ainsi a-t-on pu lui suggérer d’aller se faire enculer   . Mais la consécration suprême, qui, comme toute vraie gloire, n’est-ce pas, est post-mortem, viendra du journaliste et critique littéraire Arnaud Viviant, à l’occasion de la parution aux Belles Lettres des Essais de Muray   . Ah ! Quelle joie aurait éprouvé Muray si, contre tout ce à quoi il croyait, il avait pu revenir un instant, en spectre, en zombi, métempsychosé, revenir pour entendre l’homme jubilant d’insulter son cadavre “rongé par ses vers”   . Il aurait eu confirmation, s’il était encore besoin, de cette passion pour le cadavre et sa décomposition héritée d’Homo dixneuviemis, révélatrice du nouveau rapport de l’homme à la mort. Surtout, il aurait été heureux de savoir que même de son cadavre on n’en voulait pas. À jamais irrécupérable...