À travers des études ayant pour objet les paraboles tirées des livres saints, cet ouvrage rend compte du pouvoir transcendant du récit parabolique s’ouvrant vers des significations possibles mais jamais définitives.

Ambigüité narrative, essence polysémique, puissance métaphorique, extravagance : tels sont les termes qui, dans le recueil d’études intitulé Le Voyage des paraboles. Bible, littérature et herméneutique, sous la direction de René Heyer, s’accumulent pour capter ce caractère ineffable des paraboles qui semblent résister aux démarches analytiques les plus étayées, prouvant ainsi leur pérennité en tant que sources d’interrogations, de réflexions et d’inspiration.

Divisé en trois parties, l’ouvrage suit l’usage culturel et littéraire fait des paraboles évangéliques à travers le temps. Précédé par une brève introduction de René Heyer, le premier article constitue une analyse textuelle, méthodique, de la parabole biblique de l’agnelle figurant dans 2, Samuel, 11-12. Élargissant progressivement l’aire de recherche, les articles suivants ont pour sujet la réception de la parabole du Fils prodigue chez les Pères de l’Église primitive, les particularités de l’emploi des sources bibliques dans les écrits de Saint François d’Assise, ainsi que dans le récit de captivité d’Angélique de Saint Jean, religieuse de Port-Royal.

Cette première partie finit par rendre compte d’un phénomène de laïcisation de l’emploi des paraboles au XXe siècle, à travers deux études des œuvres de Kafka, Brecht et Julien Gracq. En complément théorique, la deuxième partie du livre fait le bilan des recherches herméneutiques contemporaines, en se focalisant, dans un premier temps, sur les travaux de Paul Ricœur autour de la métaphore et de son rapport aux paraboles et, dans un second temps, sur une définition revisitée du récit parabolique, à l’ombre des théories philosophiques de Walter Benjamin et de Hannah Arendt. L‘ouvrage se boucle cycliquement sur une partie intitulée “Parénèse” qui explicite, à la manière des homélies, cinq paraboles tirées des Évangiles.

L’attestation des paraboles remonte à la littérature rabbinique. Style littéraire ancien, elles puisent dans un fond populaire ancestral. Véhicules de la révélation des mystères divins, elles rallient l’étrangeté à l’efficacité. Lacunaires, transcendant leur signification immédiate, ayant des vertus mnémotechniques, elles prêtent aussi aisément à la manipulation arbitraire de leurs séquences, phénomène évident dans la pratique patristique   . Le détournement moderne de la parabole, déjà théorisé par Kafka dans ses écrits, ne sera donc qu’une exaspération de sa potentialité significative, sous l’influence des changements historiques brutaux ayant marqué le siècle précédent. La montée de l’individualisme et la diffusion des structures du pouvoir relégueront progressivement aux paraboles le statut de lieux communs culturels, disponibles en traitement libre, à une distance facultative par rapport à l’héritage chrétien   . À la lumière de leurs usages contemporains multiples, les paraboles deviennent donc des récits qui questionnent le destin de l’homme moderne, sa capacité de raisonnement, sans pour autant fournir des solutions.

La parabole de l’agnelle, sujet de l’étude de Marie-Jo Porcher, doctorante en théologie catholique à l’université de Strasbourg, reflète précisément cette intention de l’auteur biblique de priver son récepteur d’informations pertinentes qui pourraient faciliter sa compréhension du message. Pièces d’un jeu de miroirs, les personnages de l’histoire, le roi David, Bethsabée, Urie et Joab, sont à la fois coupables et victimes, majestueux et pitoyables. L’analyse pertinente de Marie-Jo Porcher montre en détail comment l’insertion de la parabole à un point stratégique de la narration oblige à une relecture, à une réflexion générale nécessaire à l’aboutissement du processus d’intériorisation de l’enseignement moral. Mettant en scène plusieurs récits entrecoupés, misant sur le facteur émotionnel déclenché à l’aide de l’équivalence “brebis-fille-enfant mangé”, ce récit parabolique combine astucieusement le divertissement à l’instruction afin de transmettre, en tout succès, la morale biblique.

En ouvrant un peu plus la recherche, Louis-Marie Hallereau, étudiant en master de théologie catholique à l’université de Strasbourg, focalise dans son étude le traitement de la parabole du Fils prodigue dans les écrits d’Ambroise de Milan, de Jérôme et d’Augustin d’Hippone, Pères de l’Église primitive. Muni d’une statistique documentée des allusions et des citations   , l’auteur fait une analyse minutieuse des ressemblances et des divergences d’interprétation, en montrant comment les quelques analogies lapidaires avec cette parabole évoluent progressivement dans des développements personnels amples.

L’article suivant est consacré à l’étude de l’emploi des paraboles bibliques chez François d’Assise, fondateur italien de l’ordre franciscain. Sur plus d’une dizaine de pages minutieusement recherchées, Claude Coulot (faculté de théologie catholique, université de Strasbourg) entreprend une analyse attentive de la manière dont le saint a compilé une diversité de séquences paraboliques tirées de sources différentes, dans le but présumé de conserver une certaine “harmonie évangélique”   . Nombre de reprises, de déformations, d’extensions de paraboles plus ou moins connues, repérables dans son œuvre, témoignent ainsi de sa volonté à les extraire de leur contexte évangélique, afin de mieux les adapter aux particularités de son enseignement parénétique.

Une étude plus ample est consacrée par Philippe Legros, docteur en littérature française à l’université de Haute-Alsace de Mulhouse, à l’inventaire des références paraboliques dans l’écrit intitulé Aux portes des ténèbres. Relation de captivité d’Angélique de Saint Jean Arnauld d’Andilly, religieuse janséniste ayant vécu au cœur du XVIIe siècle. Lié à l’histoire de son renfermement dans le couvent d’Annonciades suite à son refus de signer le formulaire d’Alexandre VII, ce récit représente une confession spirituelle audacieuse pour son époque, témoignant des conflits intestins entre les adeptes du jansénisme et le reste de l’Église. Les nombreuses allusions et reprises des paraboles bibliques – parmi lesquelles revient celle du Bon Pasteur – ont pour fonction d’étayer l’argumentation d’Angélique dont la position verticale dans l’affaire annonce l’individualisme appuyé des Lumières. Une particularité bien intéressante de l’écrit est représentée par le nombre de passages où celle-ci s’évoque idéalement en tant que fille unique du “père” Jésus   , dévoilant ainsi un certain imaginaire sinueux qui laisse s’entrevoir son désir d’être prise en soin parental. La force intellectuelle de son écriture, caractérisée par une fine polémique féminine, est mise au service de la défense de la conscience individuelle devant agir en chacun au-delà des médiations humaines.

Les deux dernières études de cette première partie de l’ouvrage font un grand saut vers le XXe siècle. L’article de Kathi Lentz, étudiante en master de théologie catholique à l’université de Strasbourg, porte sur l’analyse des œuvres de deux grandes personnalités de l’époque, Franz Kafka et Bertolt Brecht, innovateurs capitaux de l’emploi littéraire des sources évangéliques. Ainsi, à la fonction didactique prédominante de la parabole traditionnelle, ils opposent un vide à la fois significatif et inquiétant. La parabole moderne ne se résume plus à être une simple intervention dans la trame d’une histoire initiale, elle prend audacieusement les proportions de l’écrit en son entier   . Nouveaux prophètes, les deux grands penseurs de la modernité habillent leurs propos dans une langue canonique ancienne afin de décrier la misère de la condition humaine, absurde, solitaire, mécanique. À son tour, Jean-Paul Tourrel, docteur ès lettres de Lyon, entreprend, dans son article, l’étude minutieuse des échos de la parabole du Fils prodigue dans le fameux roman Le Rivage de Syrtes appartenant à un autre grand écrivain du dernier siècle, Julien Gracq. Son but déclaré est de montrer le rapport de cet écrit à la vie culturelle contemporaine, en particulier à celle religieuse. La relation de l’écrivain avec sa culture, fondée sur l’héritage chrétien, s’avère paradoxale car, tout en puisant avec intérêt parmi les textes fondateurs, celui-ci fait de leurs éléments les composants d’une mythologie personnelle, inévitablement déformante, centrée sur l’écriture et son processus créatif.

La deuxième partie du livre, débutant par l’article intitulé “De la théorie des métaphores à la lecture des paraboles : l’herméneutique de Paul Ricœur”, signé par Gilbert Vincent (faculté de théologie protestante, université de Strasbourg), nous plonge dans les méandres de la réflexion menée par le fameux philosophe autour des méthodes d’approche scientifique de la parabole. Ainsi qu’il le montre, l’étude des paraboles n’est pas possible sans considérer les théories de la métaphore, cet “événement scandaleux”   qui bouscule les habitudes acquises et ouvre des horizons nouveaux à la pensée. La scientificité et la poésie ne sont que deux facettes complémentaires en permanente tension, constitutives de tout type discursif. En opérant un écart important par rapport aux certitudes pratiques de la vie sociale, les paraboles ont davantage besoin d’une interprétation. La solution adoptée par Ricœur dans sa démarche herméneutique suit simultanément plusieurs voies critiques (structuralisme, pragmatisme, psychanalyse), puisque l’ouverture vers une réalité extralinguistique est de principe dans tout acte de langage. Trait distinctif de la parabole, l’“extravagance”   est précisément ce qui lui rend sa tension interne, pendulant entre l’extraordinaire et l’anodin de l’histoire présentée, dont la visée éthique ramène le récepteur non pas au royaume de Dieu, mais à la réalité humaine dans toute sa complexité. En continuant le fil des réflexions méthodologiques dans un article intitulé “Une vraie parabole. Crise de la tradition et transmission”, René Heyer clôt cette deuxième partie de l’ouvrage sur les interprétations de Walter Benjamin et d’Hannah Arendt à l’égard des références paraboliques dans l’œuvre de Kafka. Attestant d’une perte de vérité de la tradition, celle-ci se fait l’expression angoissante d’un abîme entre le passé et le futur, au bord duquel s’installe nécessairement l’inconfort créateur de nouvelles solutions.

Ludique et moderniste, la “parénèse” finale, dynamiquement menée par Roland Sublon (faculté de théologie catholique, université de Strasbourg), n’a plus besoin de commentaires. Je vous laisse le plaisir de parcourir les cinq paraboles choisies, assorties de prédications succinctes et pleines de substance, rappelant le pouvoir ambivalent des premiers apôtres de laisser leurs auditeurs sur leur faim et de les inciter à toujours chercher le sens qui leur échappe.