Deux universitaires canadiens nous offrent un ouvrage synthétique qui présente les nombreux aspects de la pensée du philosophe norvégien Jon Elster. Un survol qui se révèle des plus précieux pour comprendre le pourquoi de l'influence de celui-ci sur la pensée politique et sociale contemporaine.

Jon Elster n'est pas un philosophe facile à cerner car il fait partie de ces penseurs qui reviennent maintes fois sur la tâche que l'on croyait délaissée ou la problématique que l'on pensait définitivement close. Wittgenstein se comparait dans De la Certitude à un vieillard cherchant ses lunettes par tâtonnement et on pourrait aisément reprendre ici cette métaphore à propos du philosophe norvégien. Ce travail de Pénélope s'apparente donc à un perpétuel mouvement de tissage et de déconstruction des motifs de sa propre pensée, qui nécessite, comme chez Putnam, de bien connaître la chronologie et la sémantique des débats engagés par l'auteur pour en commenter les glissements et revirements.

C'était donc une gageure de présenter Elster dans le format efficace mais réduit de la collection "Le Bien Commun", d'autant qu'on ne saurait limiter son travail à la seule philosophie du droit. Cette dernière s'inscrit dans la poursuite d'une réflexion fondamentale sur le rapport entre normes, croyances et émotions assez typique des problématiques de la philosophie analytique se situant à la charnière de questions de psychologie tout autant que de philosophie morale et sociale.

 

La norme sociale et l'émotion

 

La carrière d'Elster commence par l'originalité de sa thèse sur Marx dirigée par Raymond Aron à Paris. Il proposait une approche neuve de l'œuvre du philosophe de Trèves lu à travers le prisme d'un individualisme méthodologique teinté de philosophie sociale. C'est ici que, dans le mouvant de sa pensée, Elster inscrit néanmoins quelques lignes directrices. Il appréhende en effet les concepts de Marx à travers des notions faisant appel aux sciences cognitives et à leur application en termes de sciences sociales. Il cherche ainsi à souligner chez Marx ce qui annonce cette synthèse entre une approche individualiste et explication des faits sociaux.

Le travail d'Elster porte sur un questionnement des rapports entre norme sociale et émotions et, plus globalement, sur la place des émotions dans nos systèmes de croyances et de connaissance. Ainsi la mise en avant de la valeur cognitive du processus émotionnel lui permet de retracer comment les émotions peuvent devenir le fondement de normes qui elles-mêmes vont s'imposer socialement par une sorte de feed-back expliquant ainsi l'incorporation des normes par les individus. Cette construction du rapport entre la psychologie et ses conséquences sociologiques présente une indéniable originalité épistémologique favorable à une approche tout aussi originale de la philosophie politique et du droit. Il faut d'ailleurs veiller à distinguer cette démarche de la psychologie sociale qu'elle ne recoupe pas, même si naturellement des passerelles existent.

Ainsi, la réflexion autour du politique est un point culminant de l'œuvre puisqu'elle fait du droit et des systèmes politiques le "lieu" de stratification par excellence de l'antagonisme entre l'individualisme et le fonctionnalisme, "lieu" d'où l'on peut étudier les interactions entre ces deux niveaux d'analyse possibles.

 

Supériorité normative de la démocratie

 

Une des thèses les plus étonnantes d'Elster résulte de sa méditation d'après Tocqueville sur la valeur des régimes politiques en fonction des dispositions cognitives qu'ils révèlent, induisent, ou développent chez les citoyens ou sujets. Par exemple, l'Ancien Régime, marqué par une forte continuité et stabilité des formes du pouvoir, développait chez ses sujets de fortes capacités d'anticipation de l'environnement global, dans un milieu aux structures inchangées et pérennes. A contrario, les régimes démocratiques limitent les anticipations mais favorisent l'adaptabilité des agents en les obligeant précisément à évoluer dans un univers où l'horizon de prévisibilité est plus limité mais le champ des possibles considérablement élargi. La contrepartie est de faire du régime démocratique un vecteur d'incertitudes autant que de potentialités.

Mais si la Démocratie parvient à s'imposer en dépit se son désavantage comparatif c'est en raison de sa supériorité normative.
Les normes démocratiques se construisent par l'intermédiaire de trois modes qui se cumulent ou se concurrencent. Il s'agit de la négociation, de la délibération, et enfin le vote. A partir des théories indiquant que le vote idéal devrait être public et simultané, Elster réfléchit à la question de la valeur morale et politique de la transparence et du secret dans un contexte démocratique et comment ces deux notions influent sur les décisions collectives.

Par exemple en philosophie du droit, Elster s'est interrogé sur les procédures juridiques et la publicité des délibérations en particulier dans le cadre particulier de ce cas-limite qu'est le pouvoir constituant. Le Droit et la Politique y forment une sorte de point nodal, les rapports entre les deux domaines sont momentanément peu différenciés ce qui efface également la frontière classique entre le légal et le légitime et permet de procéder de manière comparative en rapprochant les deux champs.

 

Transparence et Obstacle

 

A ce titre une question comme la publicité des délibérations d'une assemblée constituante est étudiée sous l'angle suivant : la légitimité des normes est-elle affectée par le dévoilement de leur mode de production ? Les éventuels désaccords exposés dans l'espace public peuvent-ils participer de la fragilisation de l'édifice constitutionnel ? Cette question peut aussi se poser sur les avis minoritaires dans les systèmes juridictionnels qui les acceptent, la transparence ne fait-elle pas obstacle à la force du droit ?

La dimension du secret des délibérations dans le cadre de la justice pénale est aussi un contre-exemple de ce que la participation doit aussi ne pas faire obstacle au secret et à la légitimité du "légal". A l'heure où l'on parle d'étendre les jurys populaires, voici une grille de lecture très stimulante de ces problèmes. Elster explore ainsi le rapport entre modes de participation aux décisions collectives et portée de ces dernières pour poser des problèmes fondamentaux qui touchent aux fondements de la démocratie. Le paradoxe entre nécessité du pluralisme des opinions et transparence d'un côté et légitimité et application indiscutée des règles de droit de l'autre reformule l'antagonisme fondamental entre liberté et sécurité, cette fois dans l'ordre juridique.

Penser avec Elster c'est donc aussi d'une certaine manière revenir sur le paradoxe de la souveraineté au sein de l'Etat moderne à travers le prisme des décisions collectives, de leur fabrication et de leur exécution entre normes, régles et délibérations et explorer un territoire post-rousseauiste.

 

Une initiation bienvenue

 

Peut-on dire que la mission des auteurs qui était de dresser un panorama de la philosophie d'Elster est accomplie ? Certainement, si l'on mesure la difficulté de présenter un panel très vaste et représentatif de l'œuvre d'Elster tant celle-ci aborde maints sujets différents et présente des subtilités et changements de cap difficiles à résumer. Ils sont en effet parvenus à être exhaustifs et clairs en préservant une progression constante vers le deep core de la pensée juridique et politique elsterienne. La finalité de la collection étant de présenter le rapport au droit d'un auteur, une approche ciblée davantage sur les aspects politiques et juridiques de la pensée d'Elster aurait eu le mérite de nous permettre d'en saisir davantage la portée au sein des grands débats contemporains. Les prolégomènes demeurent un peu longs ce qui réduit à portion congrue ce domaine précis.

Il faut cependant reconnaître la qualité de l'effort fourni pour donner à un public francophone une introduction synthétique à une œuvre méconnue sous nos latitudes. Ce livre apparaît donc comme une initiation de référence demandant à être complétée par des lectures thématiques pour ceux qui souhaiteraient poursuivre et approfondir leur découverte. L'œuvre protéiforme et la finesse des positions du penseur norvégien requièrent en effet une attention soutenue et on ne saurait éviter de passer par la case des textes originaux pour en discerner les contours.


Ce livre fait apparaître néanmoins un des penseurs européens les plus avancés sur le rapport entre morale, droit et communication dont le travail suscitera sans doute parmi les chercheurs un dialogue fécond avec celui de Habermas