Le lauréat du prix des Deux-Magots 2012 tente de nous convaincre que "Chateaubriand a été l’homme le plus intelligent de son temps". L’entreprise est séduisante.

Michel Crépu est le directeur de la Revue des Deux Mondes, plus ancienne revue d’Europe ("Un endroit stable pour aborder la suite du voyage, qui risque d’être long, douloureux et complexe   "). Il y propose chaque mois un journal littéraire varié   où les écrivains des XVIIIe et XIXe siècles côtoient l’actualité la plus proche. Entre tradition historique et promenade littéraire, Le Souvenir du monde. Essai sur Chateaubriand, ravive l’imagerie d’un personnage souvent enfermé dans son portrait romantique.

En ayant eu vingt ans à la Révolution, Chateaubriand tient un rôle particulier dans l’histoire de France. Il est l’écrivain de la chute d’un monde et de l’érection du nouveau. Le témoignage des Mémoires d’outre-tombe est une source inégalable pour l’historien, doublée du souffle littéraire, reconnu depuis Atala à la Vie de Rancé.
Le Chateaubriand de Michel Crépu fait un pied-de-nez aux modernes et aux antimodernes. Sa noblesse de cœur lui donne la certitude qu’un monde moral s’éteint, mais l’invite aussi à laisser une chance au nouveau, dans une volonté de concilier les deux. C’est l’objet de La Monarchie selon la Charte, publié en 1816 : "Chateaubriand a imaginé un système qui donne ses chances à l’équation de base à résoudre : tradition d’un côté, liberté de l’autre   ." Crépu n’est pas loin d’y voir l’émergence d’une troisième voie dans les grands événements des siècles. Il lie indirectement la vision politique de Chateaubriand à l’action, plus tard, du Général de Gaulle. Le rapprochement des deux grands hommes s’effectue quand Crépu rêve d’un témoignage intime de Chateaubriand sur Napoléon, sur le modèle des Chênes qu’on abat de Malraux. Mais cette fois-ci, l’artiste ne sera pas entendu par l’homme d’action.

En attendant l’heure des solutions, la Révolution prend forme. Depuis ses fenêtres, Chateaubriand s’effraie des têtes coupées et des boulevards amoralisés du Paris révolutionnaire. L’exil devient la seule issue.

Il découvre Londres et l’Amérique. Il est le jeune adulte qui cède au romantisme de Rousseau et au dégoût des événements de la Terreur. Les grands espaces naturels dessinent l’horizon de sa pensée politique et nourrissent une solitude originelle, faisant écho au jardin du château paternel de Combourg. Crépu dépeint alors le jeune aventurier, enthousiaste et mystérieux. Comment mieux mettre à distance les violences révolutionnaires qu’en côtoyant le fantasme du sauvage primitif ?
Le romantisme des années d’Amérique lui sert de point de reprise excentré, en précurseur de Tocqueville et Levi-Strauss. De retour, la première pierre de son édifice civilisationnel est le christianisme. Atala et René sont intégrés au Génie du christianisme. C’est une sorte de contre-réforme depuis l’origine, qui trouve un public nombreux, en plein Concordat ("Le culte est réintroduit à Notre-Dame en 1802, après dix ans d’interruption   !"). Le succès littéraire de Chateaubriand est lancé. Le Mercure de France, avec Fontanes, lui offre la reconnaissance.

Étonnamment, le parcours littéraire de Chateaubriand réduira l’envergure de son rôle politique. Il est alors un acteur à distance, peu entendu par les gouvernements successifs, mais toujours présent. C’est depuis cette coursive politique qu’il livre ses Mémoires d’outre-tombe, récit d’une vie qui longe le temps sans lui céder. Ainsi, il échappe aux courants principaux : "Refus de la théodicée maistrienne et de sa chimère providentialiste, refus aussi bien de la posture progressiste [NDR : Lamennais] faisant trop aisément fi des réseaux subtils de la continuité des siècles entre eux   ." La temporalité des Mémoires donne à Chateaubriand une orgueilleuse supériorité. Une relation paradoxale s’installe avec ses contemporains, admirative et répulsive, identique à celle qu’il entretient avec Napoléon.


Chateaubriand ne trouvera jamais le régime politique adéquat. Il sera tour à tour enthousiaste et dépité. La société des femmes lui offre au moins la continuation de la noblesse d’esprit dont il se nourrit. Elles sont nombreuses, séduites, aristocrates. Ce sont elles qui font le mieux rayonner une certaine permanence, contre un Napoléon en "œil du cyclone", une Restauration trop molle et indigne, ou une République "politiquement morale et historiquement non mémorable   ".

Parmi ce jardin féminin, Juliette Récamier fait figure de fleur ultime. Chateaubriand en sera proche jusqu’à la fin de sa vie. Elle est un dernier refuge contre l’uniformisation générale. L’excès et la perfection de son emprise en font un symbole des trônes effondrés. Chateaubriand y goûte en privé l’impossibilité d’un couronnement en public. Le monde change et, selon Chateaubriand, perd son éclat. "Ce qui nous blesse aujourd’hui surtout, en lisant notre histoire passée, c’est de ne pas nous y rencontrer. La France est devenue républicaine et plébéienne, de royale et aristocratique qu’elle était   ."

Chateaubriand entrevoit alors l’avenir des bouleversements. La "vulgarité démocratique" devient selon lui "l’égalité complète, qui présuppose la soumission complète, reproduit la plus dure servitude ; elle ferait de l’individu humain une bête de somme, soumise à l’action qui la contraindrait, et obligée de marcher sans fin dans le même sentier   ". Les totalitarismes germent tandis que la Révolution, devenue sanglante, figure l’échec du christianisme en politique. Chateaubriand pressent ces mutations, y compris en matière économique avec l’accroissement de la dette de l’État sous Louis XIV, à la toute fin de l’Analyse raisonnée de l’histoire de France, page d'une troublante actualité :

"À cette vieille corruption de mœurs se mêla cette corruption nouvelle qui s’opère par les révolutions subites des fortunes, et que nous devons au moderne système de finances. La dette de l’État était de deux milliards soixante-deux millions, quatre milliards et plus de notre monnaie actuelle. Le duc de Saint-Simon proposa la banqueroute sanctionnée par les états généraux, lesquels seraient appelés à la sanction de ce vol : le régent ne voulut ni de la banqueroute ni du retour des états. On refondit les monnaies ; on raya trois cent trente-sept millions de créances vicieuses : Law se chargea d’éteindre le reste de la dette au moyen de sa banque, qui ne fut composée d’abord que de douze cents actions de trois mille francs chacune. Law est parmi nous le fondateur du crédit public et de la ruine publique. Son système ingénieux et savant n’offrait, en dernier résultat, comme tout capital fictif, qu’un jeu où l’on venait perdre son or et sa terre contre du papier. [Voyez, sur le système de Law, une excellente brochure de M. Thiers. (NDA)]   ."

Le Souvenir du monde se détourne habilement de la biographie pour se muer en essai amoureux, prétexte à la convocation de grandes figures. Michel Crépu fait cohabiter, de façon sollersienne, les voix de l’époque, de Sainte-Beuve, Saint-Simon, Fénelon, ainsi que celles plus tardives de Bloy, Barrès, Maurras, Claudel, des écrivains catholiques dont Chateaubriand serait le dernier représentant "heureux"   . L’intérêt historique et un certain goût pour la compilation rappellent la Préface aux Études historiques de Chateaubriand, disponible aux éditions Bartillat et préfacée par Michel Crépu   . La longue et émouvante suite des auteurs de l’histoire depuis l’origine y forme un cortège vertigineux d’érudition. C’est la fin de ce cortège que Michel Crépu fait vivre ici, dans un réjouissant défilé, à la fois plaisant et pertinent