Décryptage des années 80 en France où l’architecture se mêle de politique et vice versa.

En cette période d’élections présidentielles, où de nombreux espoirs semblent se dessiner à Gauche, replongeons dans l’ambiance de mai 81 et, par le biais de deux récentes publications, abordons un thème peu présent dans les débats politiques actuels : l’architecture.

D’un côté, Les architectes et mai 81 est un travail de longue haleine publié fin 2011 par le sociologue Jean-Louis Violeau, dans la suite logique de son parfois controversé mais tout aussi copieux Les architectes et mai 68 (2005). De l’autre, Architectures 80, une chronique métropolitaine est le catalogue d’une exposition réalisée en 2011 au Pavillon de l’Arsenal, sous la direction de Lionel Engrand et Soline Nivet. Riche en images et en fac-similés, rejouant graphiquement le jeu des eighties avec son papier rose saumon, ce dernier ouvrage doit notamment sa qualité à la participation de… Jean-Louis Violeau. Le sociologue y signe en effet un essai intitulé "Une architecture “élitaire pour tous”" où il fait l’effort de ne pas résumer ni répéter son Mai 81. Bien au contraire, il prend le temps d’y détailler encore et encore la situation politique complexe dans laquelle se trouvait alors le milieu architectural.

La Post-Modernité, toile de fond internationale

"Esthétique pub de néons et premiers écrans d’ordinateurs Atari, fuseaux fuchsia, PAO et synthétiseurs." Il est beaucoup de lieux communs à propos des années 1980. Jean-Louis Violeau l’a bien compris et prend ses gardes. Il lui faudra d’abord faire un sort à la notion, toute polémique, de Post-Modernité alors en vogue et cela d’autant plus dans le domaine de l’architecture du fait du travail théorique mené par Charles Jencks.

Contrairement au catalogue de l’Arsenal qui se cantonne à un contexte principalement français voire carrément francilien, Violeau commence son mai 81 par un "grand Tour" : de la première Biennale d’Architecture de Venise (1980) et sa fameuse Strada Novissima jusqu’au Japon, "le pays qui est en train de devenir, dans ces années 1980, le symbole de la modernité et du chaos urbain". Il distingue le contexte européen de l’américain et, au sein même de ce dernier, crée de précautionneuses catégories : il serait "regrettable de confondre dans un même mouvement Robert Venturi et Michael Graves".

De toute manière, force est d’admettre avec François Chaslin – dont l’article de 1985 "L’affranchissement des posts" est intégralement réédité par le Pavillon de l’Arsenal – que "l’internationale du post-modernisme" n’aura eu qu’un faible impact au sein de l’Hexagone : "Le postmodernisme n’a jamais, en France, constitué une pensée mais plus exactement une atmosphère, un sentiment mal cadré, un dérapage simultané des esprits vers on ne savait trop quoi." Problème plus que tendance postmoderne, résume Chaslin.

Si, au début des années 1980, une orientation s’affirme simultanément en France et aux États-Unis, c’est bien l’esthétisation du dessin d’architecte à des fins commerciales. C’est "l’époque où les architectes mettent sous verre des croquis, tirent leurs dessins en lithogravures, les numérotent de 1 à 100", note Violeau. Sur la question, plus globale et souvent rabattue, du devenir star de l’architecte, le travail du sociologue est particulièrement remarquable et fait un peu d’ombre à l’essai qui est consacré à ce même sujet dans le catalogue du Pavillon.


L’architecte, animal politique ?

Après cette introduction générale et internationale, Violeau revient en France et divise son mai 81 en deux grandes parties : "Architecture et politique" puis  "Politique et architecture". Manière de questionner, d’une part, l’engagement citoyen du praticien en France et, d’autre part, la considération du politicien français pour la profession en question. Sans oublier leurs évolutions mutuelles : mai 81 fut "un point d’incandescence mais aussi d’épuisement des rapports des architectes au politique", affirme par exemple le sociologue.

En 1981, "le PCF va perdre de son influence dans le monde de l’architecture" puisque vient de disparaître son ancien conseiller pour l’architecture, Jean Nicolas, "lui-même architecte et ami de Le Corbusier, Perriand, Prouvé, Mallet-Stevens…, l’homme qui fit construire Niemeyer en France". Le Parti Socialiste  "encore adolescent" va chercher quant à lui à y impulser une nouvelle dynamique.

En témoigne le slogan Changer la vie grâce auquel le PS accède au pouvoir et qui aurait précisément été "subtilisé" à Henri Lefebvre, le grand théoricien marxiste de la ville ! On assiste ainsi à une "urbanisation du discours politique" qui, on le sait, ne resta pas à l’état de paroles en l’air. Celle-ci est intrinsèquement liée aux fameux, nombreux et bien réels "grands travaux" de François Mitterrand : ministère de l’économie, Opéra Bastille, Grande Bibliothèque, pyramide du Louvre sans oublier la série des nouveaux parcs, La Villette, André Citroën, et Bercy.

Chacun de ces projets est brièvement analysé et largement illustré dans le catalogue de l’Arsenal. Violeau s’y arrête si besoin mais, nourri par une longue  "campagne d’entretiens", son ouvrage s’attarde davantage sur la situation générale de l’architecte, dans cette France des années 80 où : "Pour travailler, il fallait être inscrit dans un parti."

Comme il avait déjà pu le faire dans son mai 68, l’auteur étudie les orientations éditoriales des nombreuses revues, plus ou moins marginales, qui voient alors le jour. Celles qui s’emparèrent soudainement de la cause architecturale, de l’urbain et de ses usages. Ou celles qui ratèrent le coche à l’instar de Libé, qui s’affirme pourtant comme le grand quotidien des années 80. Le quotidien qui se paya les plus grands critiques de l’époque, des Guibert, Daney et Pacadis pour la photo, le cinéma et la musique, ne sut "rattacher à aucune “signature” particulière l’actualité de l’architecture". Si a contrario Violeau mentionne l’impact important qu’eut L’Architecture d’Aujourd‘hui placée sous la direction de Bernard Huet, il n’oublie pas les supports plus modestes. Parce que l’on a aujourd’hui oublié ce type de média, contentons-nous de citer ici l’étonnant Archiphone : "magazine téléphoné diffusant informations et chroniques sur un répondeur !"

Par le biais de cette minutieuse investigation, le sociologue tâte le pouls du jeune Syndicat de l’Architecture créé en 1978, il ausculte le vieil Ordre des Architectes inventé sous Pétain, plutôt mal en point dans les années 80, victime de nombreuses attaques politiques et d’une désaffection sans précédent : "les architectes ne cotisent plus".

Violeau met ainsi en avant les tensions qui s’instaurent progressivement entre les nombreux acteurs du cadre urbain, décideurs, concepteurs et techniciens de la ville, entre "vieilles DDE plus ou moins résignées, jeunes CAUE, projets d’ateliers publics et services techniques des grandes mairies". Mieux encore, il parvient à démêler lentement cet imbroglio explosif sans jamais perdre le lecteur.

Toujours bienveillant, Violeau conclut par une série de brefs "éclairages biographiques" qui nous présentent les personnalités majeures de l’époque à l’instar de l’architecte Patrick Bouchain, souvent dans l’ombre mais politiquement très influent : "J’ai tout expérimenté, confie celui-ci, même l’impossibilité d’appliquer une politique de la ville. J’étais un peu comme le bouffon qui révélait à Jack Lang – alors au gouvernement – l’impossible application des décisions prises au Conseil des ministres. J’ai donc découvert les limites du politique, des limites phénoménales."

La fête est finie ?

L’essai "1989 ou la révolution révolue" que publie François Cusset dans Architectures 80 questionne justement le moment où ce feu socialiste s’étouffe. Fin de la décennie, grand Bicentenaire de la Révolution française qui, malgré de vrais projets, ne fut malheureusement marqué par aucune Exposition Universelle et vira finalement au spectacle populiste. Novembre 1988 : c’est d’abord La liberté ou la mort, le grand show de Robert Hossein au Palais des Congrès qui inflige au public "une vision caricaturale" de la révolution en lui proposant de choisir son camp : "des badges “girondins” et “montagnards” sont distribués à l’entrée" ! Vient ensuite, en décembre 1988, l’émission Au nom du peuple français présentée par Mourousi sur TF1 et "consistant à rejuger Louis XVI sur un mode interactif […] avec Léon Zitrone en président du tribunal et Jean-Edern Hallier dans le rôle du procureur".

Et enfin, bouquet final en 1989, "au croisement des logiques mémorielle et promotionnelle, politique et commerciale" le défilé du 14 juillet sur les Champs-Elysées, élaboré par le publicitaire Jean-Paul Goude. Et Cusset conclut admirablement : "Tout est dans tout, et la Révolution de devenir un bric-à-brac de flashs et d’icônes."

Ainsi, étape par étape, épaulé par cette publication du Pavillon de l’Arsenal, Les architectes et mai 81 parvient à décrypter les années 80 et les relations inédites qui s’instaurent alors entre politique et architecture, pour le meilleur ou pour le pire. Avec brio et non sans humour, Violeau livre un ouvrage des plus éclairants, notamment pour le jeune lecteur qui, s’il est peut-être né dans ces années 80, ignore souvent tout de cette complexité. Les plus âgés s’offriront quant à eux un bon moment de nostalgie. Ils revivront la joute qui opposait en permanence Nouvel le jeune et Chemetov le sérieux, rejoueront les diverses tentatives d’" haussmannisation des banlieues" et s’insurgeront peut-être à propos d’une interprétation de Violeau qu’ils jugeront polémique car, si le feu politique de l’époque semble s’être éteint, les cendres restent brûlantes

Critique écrite en partenariat avec la revue Strabic.fr