A la fin des années 1970, Numa Murard et Jean-Francois Laé avaient conduit une première enquête dans une cité de transit à Elbeuf, ville ouvrière de Seine Maritime. Trente ans plus tard, les deux sociologues y sont revenus pour rencontrer les anciens de la cité. L'expérience de la pauvreté est rendue par une écriture-narration au plus près du réél. L'enquête, aussi troublante que passionnante, interroge finalement les conditions d'une ethnographie de la mémoire.

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En couverture, sur la photo en noir et blanc, nos deux auteurs pas encore trentenaires tenant des gamins sur les genoux dans la salle à manger d’un intérieur ouvrier. En ouverture, cette question prétexte : Pourquoi écrire encore sur les pauvres aujourd’hui ? Si la réponse tenait dans le suivi des tours et détours du changement social, et dans la prétention de l’instruction d’une pauvreté revisitée, ou même dans l’identification du "faisceau de changements" survenus, ce serait trop simple et peut-être décevant. Mais lorsque trente ans plus tard, le sociologue s’avise de revenir sur son terrain, le lecteur doit savoir qu’un retour peut en cacher bien d’autres. C’est, en effet, vers d’autres questionnements que l’enquête nous conduit. 

Certes, dans l’avant comme dans l’après, c’est bien de pauvreté qu’il s’agit. Et plus épaisse et désespérante, sans doute, aujourd’hui qu’hier, même si des droits sont acquis et des savoir-vivre perfectionnés. Hier les Ecameaux, en bordure de Seine, Normandie, une cité de transit, à l’écart des métropoles de Rouen et du Havre, "Blanchard" pour les sociologues qui ont choisi ce pseudo, "Chicago" ou "la zone" pour les habitants de la ville voisine. Le texte, publié au Seuil en 1984 sous le titre "L’Argent des pauvres", est devenu "l’Archive" placé en fin d’ouvrage mais in extenso.  Aujourd’hui le retour est d’abord un choc. La pauvreté s’est comme figée sur place, la ville a perdu depuis les années 1970 15% de ses habitants et quarante-cinq de ses cafés. Des rues entières trouées d’immeubles visiblement déserts, un paradis pour squatteurs que même les squatteurs ont déserté. La banque sociale nommée CAF est une institution bien plus importante que la municipalité. Alors qu'hier, les marchands ambulants montaient à l’assaut de la place les jours de marché, "il ne reste aujourd’hui que quatre camelots de vêtements, un boucher, un poissonnier, un marchand d’huile" : entre hier et aujourd’hui, "ce décalage est impressionnant". Sur fond d’anémie, la "machine à laver les pauvres", au gré des destructions et des réhabilitations, reloge pour mieux déloger. Entre 1980 et 2010, les questions des sociologues sont changé, mais pas les réponses. Aux Ecameaux, on demandait : "comment tu es arrivé là ?", dans les HLM fatigués où ont été relogées les familles de la cité de transit détruite, on demande en 2010 : "comment tu en es parti ?". En un demi-siècle, "les familles endettées ont connu cinq expulsions (…) les traces de ces brutalités sont visibles dans les récits, dans l’esprit et sur les corps. Habiter n’a jamais été possible". Les sociologues ont retrouvé la trace de certains de leurs Blanchardins. Les perdus de vue le sont parce que fondus dans le paysage – "disparus, éclipsés, partis à la cloche de bois, sans adresse…" ou au contraire parce qu’ils auront pris soin de brouiller les pistes, mais de ceux-là, on conçoit qu’il ne soit pas question ici. Les faits divers sordides confirment en négatif ce que la réussite signifie : avoir réussi à s’arracher. C’est pourquoi le véritable clivage ne se passe pas entre la classe moyenne et les prolétaires, mais au sein même de ce dernier groupe. Les "stabilisateurs" que sont les droits et les minima sociaux (CMU, RSA) sont, dans la tempête, des recours indispensables.

Hier comme aujourd’hui, le même choix des auteurs pour le mode narratif, d’où le statut d’Archive attribué au premier texte. Hier, il s’agissait d’écrire le récit au quotidien, avec un regard neutre et engagé, d’une attention sans relâche et laissant toute sa place à un autre que l’on veut faire parler.  Les deux sociologues ont cherché les enfants de ceux-là, et les vieux encore désireux de raconter (beaucoup ont claqué la porte au nez des importuns) comme Jeanine, âgée de 75 ans, grand-mère au fait de tout sur chacun, ou Michelle, qui prend les sociologues à témoin de sa longue bataille pour récupérer la garde de son petit-fils. Au fil des récits, des photos et des lettres sorties des tiroirs pour l’occasion, on voit les familles se faire et se défaire, les liens éclater et se recomposer dans la violence subie et la violence portée, dont celle des institutions menaçant tous les jours : retrait du permis pour conduite en état d’ivresse ("privation qui s’est élevée ces dernières années au rang de véritable phénomène social"), suppression des allocations et des droits.  A travers les récits, les scènes se peuplent, les portraits se peaufinent, les personnes apparaissent ; le réel est là, servi par une écriture à l’écoute de mémoires incertaines et de récits circulaires. Pourtant, d’une enquête à l’autre, le regret s’est amplifié : n’être que des "contrebandiers de l’écriture", et non de vrais écrivains qui, seuls, auraient pu rendre ce réel dans toute sa densité.  
 
C’est que le retour est aussi celui du sociologue sur lui-même et sa pratique. L’intérêt de l’enquête tient encore à cela, à cet espace tracé en pointillé par des constats convergents. Si l’Etat providence perfectionne, en ce début du 21ème siècle, "sa machine à produire des je-raconte-ma-vie-pour-obtenir-une-aide", il faut bien que cette injonction à faire état de son intimité (voir les dossiers de demande d’HLM, de demande de RSA, de demande d’allocations en tous genre, qui produisent tous cette exhibition de soi) se double d’une capacité, même s’il n’en constitue pas la seule source, d’un désir d’autobiographie et donc d’une réécriture de soi, ce qui est fort différent. "La réflexivité a pris de l’ampleur", indiquent les auteurs qui précisent la congruence avec le "désir de normalité"  - lequel serait à l’origine de la fluidité des confidences faites au sociologue : "Les archives personnelles, les dossiers fait à la maison, les écritures forment un nouveau continent d’expression de soi". Que devient, dès lors, l’écriture "sociologique" du sociologue, puisque les acteurs accèdent, de plus en plus nombreux, à une mise en forme désirable, pour eux-mêmes et pour les témoins, de leur propre histoire ? Les subalternes peuvent-ils enfin parler, pour reprendre l’interrogation lancinante de G.C. Spivak – à laquelle n’oublions pas que la réponse fut négative. L’avènement de l’écriture, généralisée, "D’autres vies que la mienne" (pour reprendre le titre des scènes de la vie d’autrui d’Emmanuel Carrère, 2009), embrassera-il aussi le projet d’écriture sociologique de soi, dont les livres d’Annie Ernaux, Les Années (2008) ou de Didier Eribon (2009), Retour à Reims (2010) donnent des exemples ? Dans le premier cas, c’est l’écrivaine qui s’est faite sociologue, dans le second, c’est le sociologue qui s’est fait écrivain. Voilà qui conforte l’idée que la narration est capable de "raconter ce qui d’ordinaire ne l’est pas", et mieux encore, que "c’est à l’intérieur de ces récits que l’on repère les déplacements insensibles de la question sociale".

"Un journal d’enquête, c’est un tas de marchandises déchargées du dos de l’âne, et les choses les plus belles, les plus fragiles, cassées en morceaux. Poubelle ? Non, bien sûr, il faut essayer de les recoller". Recollage ou création ? Il faudrait être écrivain, et pas contrebandier de l’écriture, disent-ils. Mais pour que de la connaissance sociologique advienne, ne doit-elle pas s’absenter un moment du récit, afin de confronter, comparer, recoller, élaborer et finalement construire une interprétation - que seule une démonstration contraire pourrait contredire ou faire évoluer ? Que la sociologie soit littéraire parce qu’elle travaille avec la narration la fait-elle déchoir comme science de la société ? Le sociologue n’est pas un contrebandier de la narration quand il la prend au sérieux, il en joue autrement, nos deux auteurs y compris. 

Retour-retrouvailles, pour le meilleur et le pire, mais aussi retour-refondation, puisque le texte d’aujourd’hui institue celui d’hier en Archive. Retour-répétition ? Le même sociologue – et  à fortiori deux - ne se baigne jamais deux fois dans la même eau.  Ils ont vieilli, leurs enquêtés aussi. Trente ans, une génération : les bébés d’alors en ont eus à leur tour, la mort a fauché, plus ou moins jeunes encore, une partie des adultes. Tout a changé et rien n’a changé. Le "retour à Elbeuf " nous invite, sur cette lancée, à une ultime réflexion, celle du rapport entre le désir de mémoire – la sienne, celle des autres que l’on cherche à faire advenir – et le vieillissement qui nous prend corps et âme