Une dénonciation caricaturale du livre numérique 

La cohabitation éphémère entre le livre papier et le livre numérique, symbolisée par la présence inédite d’Amazon au Salon du Livre 2012 ne saurait cacher la guerre intestine qui fait rage. Contre le mouvement irrémédiable de dématérialisation - porté par ces as du marketing qui créeraient de toute pièce nos nouveaux désirs comme nos nouveaux besoins - des poches de résistance s’organisent. Intellectuels en tout genre ne se lassent plus de réaffirmer haut et fort, par articles et pamphlets interposés, leur amour des vrais livres, si ce n’est leur fétichisme du papier. Olivier Larizza, écrivain, professeur de littérature anglaise à l'Université des Antilles-Guyane et chercheur en histoire du livre à l'Université de Haute-Alsace (Mulhouse), ne laisse planer aucun doute, il est un des leurs.

Si l’introduction invite à ne pas opposer trop simplement la lecture sur papier et la lecture sur tablette, les deux s’avérant complémentaires, tout le propos de La querelle des livres s’ingénie à contredire cette idée pourtant intéressante. Rapidement, l’essai se mue en rêverie nostalgique autour du " désir de livre ", cet élan qui nous pousse vers la lecture et qui ne pourra que se heurter au mur froid de la révolution numérique avant de disparaître. Le " désir de livre ", c’est la somme des fantasmes qui construisent notre rapport affectif au livre, cet objet parfait sans lequel il ne saurait exister de lecture absolue   . Sont donc égrenées sans surprise les qualités essentielles et les fonctionnalités à nulles autres pareilles, de ce Dieu de papier : la beauté des différentes éditions que l’on offre ou échange pour sceller des liens, l’odeur et le grain de ces pages que l’on tourne en les caressant, que l’on corne ou abîme pour y marquer notre progression…

Face au livre, l’ebook fait pâle figure. Ah ce " livre sans âme "    ! Cet " écran communiste "   qui brasse l’identité des auteurs et des œuvres en les rassemblant en un seul support ! Lui qui fragiliserait tout. La possibilité de mémorisation visuelle avec cette page qui défile et déplace l’emplacement des mots ; la qualité de l’attention    ; la symbolique de l’auteur surtout. Comment pourrait-il encore avoir une quelconque valeur si, en commercialisant seul ses ouvrages, il se passe du couronnement des éditeurs, gage sacré du talent    ?

La querelle des livres ne se limite pas seulement à opposer l’affect qui nous pousse vers le livre, et les considérations matérielles et techniques qui justifieraient, seules, l’invention de l’ebook. Non, il fallait aussi replacer le contexte. Il fallait aussi évoquer l’utopie Internet (" Internet se mua en cette nouvelle utopie qui lui faisait défaut et où il se vautre sans retenue "   ; " Internet s’impose comme le nouveau mythe post moderne, il ne lui manque que la sacralité pour devenir une religion " p 31), les affres dans lesquelles se perdent cette jeune génération qui, ne sachant plus lire, se contente de " survoler, parcourir, balayer"   . Il fallait encore et surtout parler des dangers que court la littérature avec un grand L, à l’heure où tout le monde s’invente écrivain sur le Net. Car l’ebook est plus qu’une innovation technologique. S’il s’avère être le synonyme de la disparition du livre, il est avant tout le signe avant coureur de cette fameuse société " post littéraire ".

A vouloir tout dire en si peu de pages, Oliver Larizza finit par donner l’impression de tout confondre. Assimiler la disparition du livre papier à celle de la lecture et de la littérature de qualité, c’est sous entendre une identité entre le livre, tel qu’on le connaît, et la littérature. Or, cette thèse est largement critiquable. S’il existe bel et bien un plaisir du livre papier, si les lecteurs et les écrivains nouent des relations physiques, voire charnelles avec leurs livres, la complexité de l’expérience littéraire ne saurait se limiter à ce " désir de livre ". Pourquoi la littérature choisirait-elle le livre plus que la phrase ou le mot pour s’incarner ? 

L’auteur, en écrivant son livre, pense à sa forme matérielle nous dit-on, et se faire publier par une maison d’édition renommée est une consécration   . Oui, l’auteur, comme tout un chacun, est un être d’orgueil. Mais n’est-il que cela ? N’écrit-il pas aussi pour parler ou par amour des mots ? Quant au lecteur, pourquoi son goût lui viendrait-il davantage de sa première rencontre avec un livre que des histoires qu’on lui racontait quand il était enfant ? L’expérience littéraire se joue aussi ailleurs, quand nous sommes hantés par des éclats de phrases, réécrivons la fin d’un livre à l’infini, ou cohabitons pour un temps avec nos héros romanesques. En y prenant appui, seulement pour s’en échapper, la littérature peut faire sienne tous les supports. Gageons donc qu’avec ou sans papier, elle se fera peut-être autre, mais elle saura survivre.