Pour sortir de l'alternative "plus d'Etat" ou "moins d'Etat", Repenser l'Etat nous présente la manière dont on peut concevoir autrement l'intervention étatique. Les deux auteurs décrivent avec clarté et brio les lignes de force pour un nouveau pacte entre l'Etat et les citoyens. 

Philippe Aghion   et sa co-autrice Alexandra Roulet   s’emploient, avec ce petit livre, à donner un cadre intégré à une nouvelle manière de concevoir l’action économique de l’État, dans le contexte de la mondialisation et de l’innovation technologique que nous connaissons.

Investir dans l’éducation et la santé, tout en dépensant mieux

C’est l’innovation qui tire aujourd’hui la croissance dans les pays développés, expliquent les auteurs. À charge pour l’État de stimuler et d’accompagner celle-ci.
Dès lors, il doit, tout d’abord, investir dans le capital humain, l’éducation et la santé. La France a encore des efforts importants à faire pour se rapprocher des pays qui investissent le plus dans l’enseignement supérieur et combler son retard s’agissant de l’autonomie de ses universités aux plans pédagogique, financier et de la gestion des ressources humaines (les résultats de la LRU tardent en effet à apparaître, lit-on dans le rapport pour le Conseil d’analyse économique (CAE) rédigé par Philippe Aghion et alii). Mais il est tout aussi important d’investir suffisamment dans l’enseignement primaire et secondaire, en améliorant la qualité de l’enseignement. Le recul des résultats obtenus par la France aux tests PISA au cours de la dernière décennie appelle des mesures correctives, qui devraient porter à la fois sur le nombre et la formation des maîtres et enseignants, les structures de gouvernance des établissements et les méthodes pédagogiques, notamment pour augmenter la part du travail en groupe. Enfin, poursuivent les auteurs, il faudrait renforcer également les moyens consacrés à l’école maternelle, un âge où se joue l’acquisition de capacités essentielles et cependant “un domaine […] où la France sous-investit par rapport à plusieurs de ses voisins européens”   .

L’investissement dans la santé est également essentiel, à la fois, pour stimuler la croissance et pour des raisons d’équité. Comment contenir les coûts ? En dépensant mieux ! Par exemple, la comparaison de la structure des dépenses de santé en fonction de l’espérance de vie “montre que la France sous-investit en infirmières, en scanners et en IRM, souffre d’un nombre insuffisant d’étudiants en médecine et affiche des honoraires relativement élevés pour les spécialistes”   . Une étude récente montre également la plus grande efficacité des dépenses hospitalières par rapport à la médecine de ville. La priorité devrait ainsi être donnée aux investissements dans le personnel hospitalier et à l’équipement médical des hôpitaux   . Cela ne clôt pas le sujet : pour preuve, Philippe Aghion dans un article du Monde   mettait plutôt en avant, pour faire des économies, l’augmentation de la proportion des médicaments génériques et le développement de la médecine ambulatoire et de l’hospitalisation à domicile. Mais une deuxième piste pour diminuer les coûts résiderait dans la décentralisation du système de santé (à l’image de ce qui a été fait en Suède), qui permettrait, toujours sur la base de comparaisons internationales, de réduire très significativement les coûts administratifs dans les dépenses de santé, qui sont très élevés dans notre pays   .

Investir dans une politique d’intégration

Autre sujet sensible : l’immigration. Le vieillissement de la population pèse sur les finances publiques. À l’horizon de 2040, la population des plus de 60 ans devrait augmenter en France de 40%. Doubler les flux migratoires nets pour les faire passer de 100.000 à 200.000 personnes par an permettrait de contrecarrer en partie cette évolution. Cela ne permettra pas de stabiliser le ratio de dépendance (calculé entre les plus de 65 ans et les 15-64 ans) contrairement à ce qu’écrivent les auteurs qui s’appuient en les lisant de travers sur les travaux de Xavier Chojnicki et Lionel Ragot (cet objectif est en fait hors de portée), mais cela contribuera à l’augmentation de la population active et à la réduction du fardeau du vieillissement pour les finances publiques  
Car les effets de l’immigration, du fait de la structure par âge de la population immigrée et du poids très important des dépenses de retraites et de santé, sont globalement positifs sur les comptes de la sécurité sociale (contrairement à ce qu’on entend trop souvent).
Enfin, la France est parmi les pays développés l’un de ceux qui accueillent le moins d’immigrés   . Mais pour assurer le succès d’une telle politique, complètent les auteurs, “il faut investir davantage dans nos capacités d’accueil et d’intégration”   . “Il faut investir massivement dans l’éducation des enfants et des parents […] Il faut sanctionner les comportements d’embauche discriminatoires et se montrer intransigeant à l’égard du travail au noir […] Enfin, il faut lutter contre le développement des ghettos [notamment en veillant au respect] de la loi SRU de 2000, qui impose un seuil de 20% de logements sociaux à toute commune de plus de 3.500 habitants.”   .

Aider les petites entreprises innovantes et repenser la politique industrielle

L’État, toujours dans son rôle d’investisseur, doit par ailleurs aider les entreprises innovantes à croître. Et aider notamment les petites et moyennes entreprises innovantes à contourner l’obstacle du crédit, en leur réservant une part des commandes publiques (Small Business Act), en leur facilitant l’accès au crédit impôt recherche ou encore en les aidant à trouver des financements   . Il doit également réinvestir le champ de la politique industrielle (dont la crise a montré la nécessité), en ciblant, non plus des groupes ou des entreprises en particulier, mais des secteurs industriels tout entiers (ceux où l’innovation joue un rôle clé) pour laisser la concurrence opérer. Cela, en décentralisant les décisions dans les régions (à l’image de ce qui ce pratique en Allemagne) et en mettant en place des cofinancements privés-publics pour éviter que des investissements infructueux ne se prolongent indéfiniment   . Cette question donne lieu à de plus importants développements dans le rapport pour le CAE cité ci-dessus.

Sécuriser les parcours professionnels

Le chapitre suivant regroupe des mesures destinées à garantir les nouveaux risques : protection des travailleurs contre l’insécurité sur le marché de l’emploi, protection des individus et des entreprises contre les fluctuations de l’activité économique, protection du pays et de ses habitants contre la dégradation de l’environnement.
On y trouve un éloge - qui ne surprendra plus personne - de la " flexisécurité " sur le modèle scandinave, conforté par des études comparatives (16 pays sur la période 1985-2007) et un plaidoyer pour une démocratie sociale réservant une place importante aux organisations syndicales. Et ainsi, des préconisations consistant à limiter les discriminations à l’égard des délégués syndicaux, promouvoir la présence de représentants salariés dans les conseils d’administration ou encore systématiser le mandatement dans les PME   . Les auteurs reprennent également à leur compte la principale suggestion d’un autre rapport pour le CAE, de J. Barthélémy et G. Cette   consistant à réduire le champ d’application du droit réglementaire par le développement généralisé du droit dérogatoire par accord collectif. La flexibilité du marché du travail doit trouver sa contrepartie dans un système social performant et équitable   . Le rapport du CAE de Aghion et alii notait qu’il était urgent de s’attaquer au volet sécurité de la " flexisécurité " ; le chantier n’a pas beaucoup avancé depuis (On pourra se reporter à un autre rapport encore du CAE sur le sujet).

Stabiliser l’économie

Autre sujet : l’État doit amortir les risques de fluctuations ou encore stabiliser l’économie. Cela passe, en premier lieu, par des politiques macroéconomiques contra-cycliques et en particulier les fameux " stabilisateurs automatiques " (correspondant à l’engagement de l’État de maintenir un certain nombre de prestations sociales tout au long du cycle) et la discipline budgétaire. Mais, si l’on veut réellement préserver l’innovation, alors “il est nécessaire d’étendre la notion de stabilisateurs automatiques et d’y inclure les politiques de soutien à l’innovation et à la formation le long du cycle économique”   . Ces politiques (d’inspiration schumpétérienne) remplaceront alors avantageusement à la fois les politiques ultralibérales, qui prônent une intervention minimale de l’État et une réduction drastique des impôts et des dépenses publiques, et, dans une économie ouverte, les politiques de relance keynésienne   , expliquent les auteurs.

Instaurer une fiscalité environnementale

Ceux-ci concluent ce chapitre sur une esquisse de ce que devrait être, selon eux, une politique verte en expliquant la nécessité, outre de réduire la production dans les secteurs polluants grâce à l’instauration d’une taxe carbone, largement préférable à un système de permis d’émissions (sur les moyens de contrecarrer le caractère régressif de la taxe carbone, ce qui fait également le lien avec la partie suivante, on pourra lire, par exemple, l’article de Mireille Chiroleu-Assouline & Mouez Fodha publié sur Laviedesidees.fr), de stimuler également l’innovation verte par un système de subventions, pour éviter que les entreprises ne continuent d’innover dans les technologies polluantes qu’elles maîtrisent. Et enfin, de subventionner la diffusion des technologies propres vers les pays en développement.

Réformer la fiscalité

Le chapitre suivant est consacré à la réforme fiscale. Les auteurs y comparent les systèmes fiscaux en vigueur dans les différents pays développés à l’aune de deux critères : l’équité de la distribution des revenus après impôts et la préservation des incitations à l’innovation et à l’épargne   . Les pays scandinaves ont su mettre en place des systèmes à la fois équitables et incitatifs (à en juger par le nombre de brevets par habitant et la croissance de la productivité). Or, ces systèmes convergent autour d’un système " dual ", expliquent P. Aghion et A. Roulet, dans lequel les revenus du travail sont soumis à des taux d’imposition progressifs (le taux marginal de la tranche supérieure avoisine ou dépasse les 50%), tandis que les revenus du capital sont imposés à un taux forfaitaire (de l’ordre de 30%)   . Les auteurs en tirent un certain nombre de préconisations pour une réforme de la fiscalité française, soit de s’attaquer en premier lieu aux niches fiscales (inexistantes dans les pays scandinaves), de manière à rétablir un certain alignement entre les capacités contributives, mais également de relever les droits de succession, qui n’ont cessé de baisser depuis 2005, avant de mettre en place un système dual, à l’image de ceux adoptés par les pays scandinaves. L’idée de stimuler la compétitivité des entreprises par la substitution des charges patronales pesant sur le travail par un transfert sur la CSG, qui figurait en bonne place dans le rapport du CAE, n’est pas reprise ici (P. Aghion l’évoquait toutefois dans un article récent du Monde    ). Non plus que les objections manifestées par les auteurs de ce rapport quant à la fusion de l’impôt sur le revenu et de la CSG. En revanche, leur opposition à l’application d’un même taux d’imposition sur les revenus du capital et du travail est réitérée. Elle avait fait l’objet d’une réponse de Thomas Piketty, dont les auteurs ne semblent pas avoir estimé devoir tenir compte dans ce livre.

Approfondir la démocratie

Le dernier chapitre est plus original pour un livre d’économie puisqu’il s’intéresse aux liens entre la démocratie et la croissance et l’innovation, les auteurs s’appuyant pour cela, là encore, sur des études comparatives (et les indicateurs publiés par différentes institutions). Ils montrent ainsi que : la démocratie stimule la créativité, réduit la corruption (et le pouvoir des lobbies) et réduit également le favoritisme ou le clientélisme, ce qui recouvre une importance toute particulière dans une économie de l’innovation. On notera au passage que cela vaut aussi pour les entreprises : celles-ci deviennent plus innovantes lorsqu’elles sont moins hiérarchiques. Et plus une entreprise se situe à la frontière technologique ou dans un secteur à haute technologie, plus la décentralisation favorise l’innovation   . Deux conditions en particulier jouent un rôle important pour éviter que la corruption, le clientélisme et le favoritisme ne minent la démocratie, expliquent-ils. Il s’agit, d’une part, de l’indépendance des medias et, d’autre part, de l’existence d’institutions indépendantes pour évaluer les politiques publiques. Les premiers sont largement, en France, entre les mains de conglomérats qui opèrent dans d’autres secteurs que la presse et dans lesquels ils peuvent bénéficier de commandes publiques ou d’aides de l’État, ce qui augmente les possibilités de collusion entre les propriétaires des médias et les dirigeants politiques   . Et l’on sait que, souvent, l’actionnaire (ou le pouvoir politique en ce qui concerne le service public) ne se gêne pas pour intervenir plus ou moins directement sur la ligne éditoriale. Les secondes sont très peu développées par comparaison avec d’autres pays de l’OCDE et notamment avec les pays anglo-saxons, où l’évaluation des politiques est confiée à des organes indépendants de l’exécutif et disposant de moyens importants.

Il s’agit là d’un livre important, autant par les solutions qu’il écarte que par celles qu’il préconise. Il veut convaincre la gauche de penser l’action de l’État, désormais, autrement que de la façon dont l’y pousse sa pente naturelle. Voyons s’il fera école