Un hommage à la création subversive dans des pays minés par la dictature, la guerre ou le silence.

L’artiste immigrant ne badine pas avec le danger. Il le prend à bras-le-corps, lui fait face, parfois sans sourciller, et l’utilise tantôt comme miroir pour refléter son art, tantôt comme arme pouvant insuffler de la vie dans la création. Cet artiste immigrant, qu’il soit photographe, poète, intellectuel engagé ou cinéaste, ne cesse d’être hanté par le danger qui le suit comme son ombre. Mais quelle est cette présence si intimement liée au sort et à l’œuvre de l’artiste immigrant ? Et qu’est-ce qu’un artiste immigrant ?

Ces questions résonnent avec fracas dans l’essai bouillonnant de l’écrivaine Edwidge Danticat. Née en Haïti en 1969, l’auteure du Cri de l’oiseau rouge emprunte en partie à Albert Camus le titre audacieux de cet ouvrage. En décembre 1957, dans une conférence intitulée “L’artiste et son temps”, qu’il donne peu après l’attribution de son Prix Nobel, Camus explique : “Tout artiste aujourd’hui est embarqué dans la galère de son temps. Nous sommes en pleine mer. L’artiste, comme les autres, doit ramer à son tour, sans mourir, s’il le peut, c’est-à-dire en continuant de vivre et de créer”   .

Cette réflexion est la pierre angulaire de cet essai. Pour Edwidge Danticat, portée par la voix de Camus, un artiste est celui qui crée dangereusement et ne doit pas cesser de créer dangereusement. Mais l’écrivaine donne une autre dimension à cette figure et vision de l’artiste. Du moins, elle y accole un terme essentiel : celui d’“immigrant”. Et par là même, le “créer dangereusement” de Camus revêt dans l’expérience personnelle d’Edwidge Danticat de multiples significations.

L’écrivain immigrant et son temps

Dans l’ouvrage, ces significations sont dévoilées à travers une compilation de portraits d’artistes, d’intellectuels engagés (ou “embarqués” selon la formule camusienne) de tous pays. Mais c’est surtout à travers la vie et l’histoire d’Haïti, île dont elle est originaire, qu’Edwidge Danticat dévoile comment l’artiste immigrant à l’œuvre créé dangereusement, et ce que cela signifie pour lui, pour son pays mais surtout pour son lecteur. Elle prend comme point de départ son parcours personnel, son histoire familiale entremêlée dans la grande Histoire, qui a fait d’Haïti la première république noire en 1804.

Edwidge Danticat parle à la première personne et rapporte les paroles de témoins, d’amis, de membres de sa famille. Chaque chapitre se présente ainsi comme des micro-récits, des anecdotes, des confidences, des conversations qu’elle tient avec un proche. Le lecteur apprend que l’auteure n’a que 12 ans lorsqu’elle quitte brutalement le quartier de Bel Air, où elle est élevée par son oncle, pour rejoindre ses parents aux États-Unis. Le régime dictatorial des Duvalier, père et fils (1957-1986), fait de nombreuses victimes et les tontons macoutes, ces miliciens de la violence terrorisent la population.

Edwidge Danticat publie ces premiers livres aux États-Unis, dans une langue qui n’est au départ pas la sienne. Cela fait d’elle une artiste immigrante, un écrivain de la “dyaspora”   . Ce terme de “dyaspora”, diaspora en français, est assez troublant pour Edwidge Danticat qui dans l’essai confie à son ami Jean sa difficulté à dire “Mon pays” en parlant d’Haïti : “Mon pays, Jean, lui disais-je, est celui de l’incertitude. Quand je dis ‘Mon pays’ à des Haïtiens, ils pensent que je parle des États-Unis. Quand je dis ‘Mon pays’ à des Américains, ils pensent que c’est Haïti”   . Ce dilemme est souvent vécu comme une torture pour l’écrivain dit immigrant, sans cesse partagé entre deux mondes, deux cultures, deux langues. Doit-il nécessairement être originaire de quelque part ? Edwidge Danticat est-elle un auteur haïtien ou un auteur américain ?

Pour son ami Dany Laferrière, qu’elle cite dans cet essai, l’artiste immigrant ne semble pas exister. L’auteur de L’Énigme du retour (Prix Médicis 2009) a lui aussi dû quitter Haïti durant la dictature Duvalier pour s’exiler au Canada. Selon lui, l’origine de l’écrivain importe peu. Dans un texte intitulé “Je suis un écrivain japonais”, il écrit : “Quand des années plus tard, je suis devenu moi-même écrivain et qu’on me fit la question : ‘Êtes-vous un écrivain haïtien, caribéen ou francophone ?’, je répondis que je prenais la nationalité de mon lecteur. Ce qui veut dire que quand un Japonais me lit, je deviens immédiatement un écrivain japonais.”

Créer dangereusement contre le silence et pour les morts
La place du lecteur est en effet primordiale dans cette conception de l’artiste ou écrivain immigrant à l’œuvre, qui crée dangereusement. “Créer dangereusement, pour ceux qui lisent dangereusement. Voilà ce qu’a toujours signifié pour moi être écrivain. Écrire, c’est savoir que, même si vos mots peuvent paraître ordinaires, un jour, quelque part, quelqu’un peut risquer sa vie en les lisant”, affirme l’auteure de Krik ! Krac !. Placé dans le contexte de l’époque où, en Haïti, des écrivains comme Jacques-Stephen Alexis, des résistants comme Marcel Numa et Louis Drouin, des journalistes comme Jean Dominique sont morts du fait de leurs prises de position, le danger dont parle Edwidge Danticat n’est pas à prendre à la légère.

C’est un danger à la fois créatif et mortel. Dès lors, créer dangereusement peut s’interpréter de multiples façons. “Albert Camus […] suggère que c’est créer en révolte contre le silence, quand à la fois le créateur et le spectateur, l’écrivain et le lecteur, se mettent en danger, désobéissant à une directive”   . Il convient donc aussi de dépasser ce schéma de l’écrivain immigrant, partagé entre deux pays, deux langues, deux cultures. Pour Edwidge Danticat l’artiste ou écrivain immigrant semble être le bouc émissaire de l’Histoire. Il se retrouve parfois l’héritier d’une vaste armée de morts, d’exécutions, de révoltes réprimées dans le sang, de vexations, de courage hors du commun. C’est en partie pour cette raison qu’il est qualifié d’“artiste immigrant à l’œuvre”. Ce dernier est sans cesse en prise avec sa condition : “L’immigrante artiste, ou l’artiste immigrante, ne peut que s’interroger sur les morts qui l’ont amenée ici et celles qui l’y maintiennent”   .

En Haïti, les héros anonymes ou non, tombés sous les balles des tontons macoutes, piétinés par la violence d’un cyclone, sont symboliques. Si l’écrivain se doit de créer dangereusement, c’est aussi en hommage à tous ceux qui, avant lui, l’ont fait à leur manière. C’est-à-dire en se battant contre la dictature duvaliériste, à l’instar de deux jeunes résistants, Marcel Numa et Louis Drouin, exécutés publiquement en 1964   . En critiquant et dénonçant la situation politique du pays sans avoir peur, comme l’a fait le journaliste de radio le plus connu d’Haïti, Jean Dominique, assassiné en avril 2000. Ou encore, en ne cessant de témoigner, comme le fait Alerte Bélance, une jeune femme victime du coup d’état militaire de 1991 en Haïti, et dont une partie du visage et la langue ont été découpées à coups de machette. L’artiste immigrant, digne héritier d’une Histoire troublante et troublée, “partage avec tous les autres artistes le désir d’interpréter et si possible de refaire son propre monde”   . Comment ? En créant dangereusement notamment, c’est-à-dire, sans avoir peur. Même s’ils créent moins dangereusement que leurs prédécesseurs, les artistes immigrants n’ont pas d’autres choix que de combattre contre le silence et de parler.

L’essai se veut en effet le tombeau vivant d’une série de témoignages poignants sur la situation politique d’hier et d’aujourd’hui en Haïti. L’unité de l’ouvrage réside dans ce constant rappel de l’Histoire. Edwidge Danticat met en lumière les contradictions d’un pays tiraillé entre son passé et son présent. Elle rappelle la dure bataille pour l’indépendance historique de 1804, les conflits et horreurs nés de l’occupation américaine, le courage et la “résilience” propre aux Haïtiens après la dictature des Duvalier, ou plus récemment les ravages causés par le séisme du 12 janvier 2010, le “Guernica” haïtien   .

L’histoire de ce pays n’est pas seulement marquée par des faits sombres. Edwidge Danticat exhume à travers la délivrance de ses pensées intimes toute la beauté d’un pays porteurs de miracles et de miraculés. Ce sont toutes ces personnes qui ont pu survivre au séisme de magnitude 7.0 ou celles qui ont su créer des moyens de survie tirés des terreurs du passé. Daniel Morel, reporter photographe en Haïti en fait partie. À 13 ans, il se passionne pour la photo après avoir vu les clichés des corps de Marcel Numa et Louis Drouin affichés publiquement aux panneaux et portes des magasins. “Je n’avais jamais eu l’intention de devenir reporter photographe, m’a tant de fois répété Daniel Morel. Je le suis devenu à cause de l’exécution de Numa et Drouin. J’ai eu peur et je n’ai pas voulu avoir peur à nouveau. Je prends des photos pour ne plus avoir peur de quelqu’un ou de quelque chose”   . En tant qu’écrivaine immigrante à l’œuvre, Edwidge Danticat apporte, par cette réflexion profonde, la preuve que créer dangereusement est aujourd’hui une nécessité, l’instinct de survie de tout artiste déraciné