L'auteur de "La Première Gorgée de bière" esquisse son parcours littéraire. Mélancolique et étouffant.

“J’ai tenté de dire en quoi j’étais écrivain les vingt-cinq premières années de ma vie, quand je n’étais pas écrivain.” Ainsi Philippe Delerm raconte les années incertaines avant le grand succès de La Première Gorgée de bière (1996) : ses faillites, ses hésitations, sa période “méli-mélo”, et il le fait à quelques mois (septembre 2012) d’un colloque international dédié à son œuvre (une cinquantaine de publications sur quinze ans) par l’université de Chambéry.

Il raconte sa généalogie littéraire en passant par Crin blanc, Cadou, de Cornière, Proust, mais aussi Holder, Réda, Rouanet, Bobin, de Botton, Dickens (“méconnu dont on croit tout connaître en prononçant le nom”), Walser, Hamsun (“injustement réduit à un vieillard idiot”), ainsi que ses premiers liens avec des écrivains vivants (Jean Loize, Le Clézio, Quignard). Dans cette biographie littéraire aux antipodes de Books I have Read de Henri Miller, de Destination : morgue par James Ellroy, ou du récent The Naive and Sentimental Novelist d’Orhan Pamuk où, parallèlement, des écrivains décrivent leur formation par les lectures qu’ils ont faites, Delerm ne manque pas de générosité et avoue également le rôle que les peintres (préraphaélites, mais aussi Carl Larsson), les photographes, les cinéastes, les chanteurs ont eu dans son parcours : c’est là qu’on découvre, par exemple, que Philippe Delerm serait, comme plus tard son fils Vincent, volontiers devenu chanteur si sa discrétion n’avait réservé son talent vocal en herbe qu’à sa femme Martine et à ses beaux-parents (!).

Fils d’instituteurs, le petit Philippe apparaît, dès les premières pages, comme un enfant presque invisible, médiocre et incertain, sentant la craie et le tableau noir. Le récit, manquant de toute ironie, devient un peu plus coloré au moment de l’entrée en scène de sa femme Martine, comme lui à la recherche de la célébrité artistique. Le couple pérégrine d’une maison d’écrivain à l’autre et feuilletant la presse au lit, à la recherche d’un compte rendu qui n’arrive jamais Ces passages rappellent Les Choses de Georges Perec. Si le récit manque de romantisme (on pourrait en tirer, en poussant un peu les tons, une comédie sur la vie privée des écrivains), il manque également de passion pour la lecture. Surtout dans son aspect plus noir, inconnu, insensé, tragique, ce coté pour lequel les anciennes bibliothèques, les librairies encombrées, les cafés décadents, restent encore aujourd’hui plus attirants pour les drogués de la page écrite que les rayons d’Amazon ou de la Fnac.

Le comique affleure à chaque page et Delerm ne le voit pas. Comme quand, devenu mécaniquement professeur lui-même, il invite ses élèves à commenter les vers de Souchon : “Baignoire, baignoire, / Tu m’as menti / Ailleurs, ailleurs c’est comme ici ?” Il serait temps pour Delerm de dépasser le minimalisme et l’aquarelle qui ont fait son excellence et d’essayer un nouveau terrain. Rien n’est implicite, aucun tragique, aucun érotisme ne ressort : c’est comme quand Wieland Wagner, pour simplifier les scènes de son Fidelio, décida d’enlever la cuirasse au personnage de Brunhilde, si bien qu’au moment où Siegfried doit la lui enlever pour découvrir ses seins, et donc son sexe véritable, ses mouvements deviennent presque ridicules par manque de pathos. Delerm écrit, par exemple, hésitant entre Flaubert et Stendhal : “J’avoue être, dans ce cas, de même que je ne crois pas à la supériorité du salé sur le sucré, ni l’inverse”   . Ses phrases sont délibérément dépouillées de musicalité, surtout de silences, aplaties sur un ton gris uniforme.

Dans cet essai, on apprécie les pages consacrées aux éditions du Rocher qui ont cru en Delerm avant Delerm, et qui nous rappellent que, de plus en plus, ce sont les petits éditeurs qui prennent des risques. En revanche, on regrette l’insistance presque suffocante sur l’intimité familiale (l’éloge de sa femme Martine et de son fils Vincent). L’enfance promise par le titre, et sa fraîcheur, manque terriblement. La mélancolie est sans doute la couleur qui domine ce recueil : “Je sens qu’on ne me croit pas vraiment quand je dis que la mélancolie de l’attente était plus forte que le bonheur du succès. Dans la mélancolie, on préserve davantage l’enfance, l’adolescence surtout, on est intensément soi.”