La présence des philosophes dans la société, dans les médias, dans les actualités est tellement élargie et amplifiée qu’il est temps de l’interroger.

Pourquoi ce titre donné à un compte rendu d’ampleur certainement insuffisante pour un numéro de revue presque entier consacré aux philosophes ? Parce que la revue Esprit lance ce numéro en sachant fort bien que, comme chaque revue, elle a ses partis pris. Autrement dit, ce numéro ne se cache pas de répondre à la question posée en fonction de son esprit !

Certes, le préambule de ce numéro (signé Michaël Foessel) souligne que quelques éléments patents incitent à se poser la question de savoir : A quoi bon des philosophes ? A noter : le glissement entre le titre de la revue et la question qui ouvre l’Editorial ! Parmi ces éléments patents : la présence de la philosophie dans des lieux différents (universités, médias, institutions publiques, associations de la société civile), la multiplication des revues philosophiques à destination du grand public, ... Mais ce constat, banal au demeurant, se double d’un autre plus fondamental : cette présence est presque aussi éclatée que les lieux desservis, les régions intellectuelles qui s’en réclament, et les manières d’en faire. Caractéristique générale du paysage philosophique actuel : l’absence de centre, l’absence d’école philosophique dominante, l’absence de maître à penser. Le constat est clair et percutant. Encore peut-on le vivre négativement ou positivement.

Simultanément, ce numéro ne se départit pas de réaffirmer les options propres de la revue. La liste citée est longue, et sans aucun doute connue de tous, de ces philosophes qui "ont fait" Esprit (depuis Emmanuel Mounier jusqu’à Paul Ricoeur). Et dont la revue s’attache à suivre les traces, au gré de variations subtiles.

Quoi qu’il en soit, le premier article (Frédéric Worms) trace avec subtilité l’essentiel d’une problématique de la dissémination de la philosophie française contemporaine en étudiant autant la diversité de la philosophie que la diversité des publics de cette philosophie. Il organise sa réflexion autour des 4 éléments constitutifs d’une certaine tradition (on pourrait la rattacher à Socrate aisément) de la philosophie : institutions d’enseignement, de recherche, de diffusion et de discussion publique. A partir de ces éléments, il peut dresser une cartographie de la philosophie et de sa distribution dans le champ socio-intellectuel français. En faisant jouer les critères de distinction de la philosophie, les publics, les institutions de référence, et les médiations ou les genres de philosophie, il obtient un panorama qui évoque avec justesse l’essentiel de ce que le public peut rencontrer.

Il ne cesse, au passage, de souligner que la diversité ainsi affrontée est une source de richesse, disons "une chance et une nécessité". Encourageant par conséquent à amplifier une politique de l’enseignement des notions et des principes de base de la philosophie dans les établissements scolaires. Sur ce plan, Jean-François Kervégan vient à son secours. Dans un article complémentaire du précédent, il trace le portrait de l’institution philosophique française. Il rappelle que, dans le cas français, l’accès au savoir philosophique a normalement lieu en classe Terminale, où son enseignement a l’ambition expresse d’être le couronnement du cycle des études secondaires. Il examine ensuite la formation des enseignants de philosophie et montre comment l’idéologie des concours ne cesse cependant de provoquer quelques scléroses dans l’enseignement. Avantages et inconvénients donc, les deux articles nuancent le propos, et évitent de tomber dans l’hagiographie.

Tout ceci étant rappelé – et c’est l’originalité de ce numéro d’Esprit de le faire alors que la plupart des discussions sur la philosophie négligent le poids des institutions -, le numéro peut s’atteler à d’autres tâches et dépasser un peu ce cadrage, pertinent mais étouffant, de la philosophie française. Si une telle philosophie existe, néanmoins, c’est bien en lien avec ces propriétés institutionnelles, inédites dans d’autres configurations nationales. Propriétés qui déterminent incontestablement un style et un contenu de philosophie dispensée, contenu que l’on retrouve dans des modes d’écriture (Bergson, Sartre, Merleau-Ponty), dans des vocations à la philosophie et dans des fascinations pour elle.

Cela étant, ce capital de base de la population scolarisée ne coïncide cependant pas toujours avec la réalité d’autres batailles philosophiques qui prennent sens à l’intérieur des universités ou dans des publications plus discrètes. Plusieurs articles viennent alors bouleverser ce bel édifice. Qu’en est-il de la réception de la philosophie analytique en France ? Mais aussi de la question du genre et du sexe ? On sait qu’existent sur ces plans des sortes de consensus qui sont autant de pièges. Si de nombreux discours s’accordent à affirmer que ces questions sont importantes, les mêmes écrits s’attachent parfois à en amoindrir la portée.

Articulant diverses parties du numéro un article paraît secondaire, et ne trouve pas assez de place dans cet ensemble. Il est consacré à la question des masters européens de philosophie. Malheureusement, sous le titre de "la fabrique internationale de la philosophie", il se contente de célébrer une université, pour son travail de participation à un travail d’équipe international. Dommage.

Pour le reste, il fallait sans doute opérer des choix. Le nombre de thèmes explorables possible est bien trop élevé pour donner lieu à un article par option. Le lecteur se contentera de diverses questions : crise et philosophie, le retour à Dieu, la philosophie sociale, le fantôme de Descartes, le fou, la philosophie politique et la question de l’expertise. Nul ne saurait blâmer ces choix. Aucun projet éditorial ne peut prétendre parler de tout. C’est moins sur ce plan que le lecteur sera surpris, que sur les références engagées dans chaque thème. Il percevra rapidement que de nombreux aspects de la recherche philosophique actuelle sont négligés par les rédacteurs. S’il est bon de réfléchir sur la fonction de la notion de "crise" dans le vocabulaire contemporain, et non moins important de se demander ce qu’il en est de la question religieuse, ne pouvait-on à l’occasion de l’interrogation sur la démocratie soumettre à des questions les travaux portant sur la démocratie par Internet, ou ceux portant sur la "haine de la démocratie" (Rancière) ?

La défense de la philosophie de Descartes constitue-t-elle vraiment un enjeu de nos jours ? On peut se poser la question. Est-ce pour paraître plus "français" ? Mais alors vient au jour un déséquilibre flagrant dans l’ensemble constitué par ces articles : s’ils font droit à la philosophie analytique anglo-saxonne, est-ce à dire que l’absence de toute autre référence "étrangère" indique soit que rien ne se fait ailleurs, soit que "français" signifie surdité ?

En somme, ce numéro est bienvenu parce qu’il oblige à faire le point sur de nombreuses questions. Y compris l’une d’elles que nous n’avons pas citée : la question du public de la philosophie, des lecteurs des ouvrages publiés. Des éditeurs ont accepté de répondre à quelques questions. On y apprend quelles stratégies structurent l’esprit des éditeurs, de nos jours