Alors que Francis Fukuyama annonçait une inéluctable "fin de l'Histoire", Tzvetan Todorov nous invite à réfléchir à une possible "fin de la Démocratie".

Historien et philosophe, Tzvetan Todorov regarde l'histoire politique du XXème siècle comme l'histoire du combat de la démocratie contre ses adversaires extérieurs. Mais ces ennemis intimes de la démocratie qu'ont pu être le fascisme et le communisme sont tombés en même temps que le mur de Berlin. Et si certains pointent de nouveaux adversaires comme le terrorisme, l'islamo-fascisme ou les dictateurs sanguinaires, l'historien-philosophe regarde ailleurs : ces dangers, certes réels, ne sont pas des challengers crédibles contre la démocratie.

Le principal et nouvel ennemi de la démocratie serait tout simplement elle-même, ou plutôt certains aspects plus ou moins visibles de son développement, qui en menacent jusqu'à l'existence même. Et Tzvetan Todorov n'y va pas par quatre chemins... "La démocratie est malade de sa démesure : la liberté y devient tyrannie, le peuple se transforme en masse manipulable, le désir de promouvoir le progrès se mue en esprit de croisade."

Les trois ennemis intimes de la démocratie selon Todorov

Le premier ennemi est une forme de démesure, que Tzvetan Todorov compare à un avatar de la vieille hubris des Grecs : ayant vaincu ses ennemis, certains tenants de la démocratie libérale sont pris d'ivresse, et quelques dizaines d'années seulement après la décolonisation, les voilà lancés dans une série de croisades justifiées par l'exportation des bienfaits de la civilisation aux peuples qui en sont privés. Mais c'est oublier que les "bombes humanitaires" tuent autant que les autres et que les valeurs démocratiques sont souvent piétinées sur le chemin de la conquête ; on part se battre contre une armada de dictateurs et on se réveille avec les exactions de Guantanamo et Abu Ghraïb.

Le second ennemi est une étrange filiation entre les idéologies universalistes. Selon Todorov, il y a en effet une curieuse continuité entre le messianisme européen du XIXème siècle (qui a notamment ouvert la voie de la colonisation), le communisme et le néolibéralisme contemporain. Ces doctrines sont révolutionnaires, chacune à leur façon, avec le but avoué d'établir un nouvel ordre mondial, mais avec une méthodologie délétère dans laquelle la fin justifie les moyens. Or c'est une chose de croire en l'universalité de ses valeurs, mais c'en est une autre de le faire avec une violence cachée mais réelle, et sans prendre en considération les peuples devenus objets de la sollicitude des combattants de la liberté.

Le troisième ennemi n'est ni plus ni moins que la tyrannie des individus : l'homme est un loup pour l'homme. La doctrine originelle de protection des libertés s'est aujourd'hui hypertrophiée jusqu'à donner un immense gâteau à partager entre quelques puissants qui s'arrogent le privilège de s'approprier non seulement les richesses, mais aussi le pouvoir politique et l'influence publique. Les prêcheurs de la démocratie universelle occupent ainsi tout l'espace et exercent tranquillement la liberté des renards dans un poulailler...

Quelles solutions pour préserver démocratie et liberté ?

Fidèle à sa méthode, Todorov éclaire l'actualité brûlante par des mises en perspective historiques qui vont du Moyen-Âge au XXème siècle, offrant ainsi un nouvel angle d'analyse de la guerre de Libye, la tyrannie des marchés, la montée des populismes... Cet essai limpide permet de mieux comprendre le monde qui nous entoure, et tente une ébauche de l'avenir de la démocratie.

Mais le remède est incertain : plutôt qu’une révolution politique ou technologique, Tzvetan Todorov croit en une évolution des mentalités qui permettrait de retrouver le sens du projet démocratique et de mieux équilibrer ses grands principes : pouvoir du peuple, foi dans le progrès, libertés individuelles, économie de marché, droits naturels, sacralisation de l’humain…

Liberté et barrières, tolérance et responsabilité, balance des contre-pouvoirs : seul un dosage subtil pourra permettre à la démocratie de durer en étant autre chose qu'un paravent ou un faux-semblant. Tzvetan Todorov propose ainsi de lutter contre les ennemis intimes de la démocratie pour établir un nouveau modèle où les forces contradictoires qui agitent individus et sociétés trouvent une forme d'équilibre perpétuellement instable et renouvelé, pour que le vivre-ensemble conserve tout son sens.