Au cœur de la destruction des villes, l’amour résiste, qui aime les vies pour ce qu’elles sont et aime les rencontres grâce auxquelles les vies de la pensée et les vies de l’écriture réussissent à prendre corps. 

Comment aimer encore Beyrouth à partir des maux qui marquent ce qui est le plus détestable, la guerre ? 

Ce livre, c’est comme une litanie, une tentative pour conjurer les maux par les mots. Et les mots ne cessent de rétablir des lignes de solidité, d’intervenir dans le chaos et de reconsidérer le sens possible de l’existence d’une ville et des feuillets d’architecture détruits. Comme s’il ne s’agissait que de rappeler qu’une grève des mots, qu’une panne de sens, en une fraction de seconde, peut tourner en un creuset de fermeture et d’inimitié, l’agent idéal de la fracture et des frontières ! 

Un chant d’amour pour une ville détruite, en somme.  

Si, sur la guerre, on ne témoigne qu’à la première personne, il est possible d’écrire de la guerre à partir d’une parole permettant au corps de la pensée et au corps de l’écriture de se laisser affecter par les corps qu’ils touchent. Ce qui intéresse l’auteure dans son choix d’écriture, à propos de la ville bafouée, c’est cette manière d’entrer dans le devenir et l’hétérogénéité là où la guerre ne provoque rien d’autre que la destruction du stable, de l’éternel, de l’identique et du constant. En ce point, l’écriture doit correspondre au désordre instauré, se donner aux imprévus, aux chemins titubants, aux eaux inconnues. 

En prenant appui sur les modèles de pensée proposés par Gilles Deleuze et Félix Guattari (le devenir, l’instable, l’hétérogène), l’auteure prend au sérieux les rythmes d’une Beyrouth meurtrie afin de lui donner un corps d’écriture susceptible de faire jaillir des puissances et des intensités et non des valeurs et des pouvoirs. Il n’y aura donc aucune visite de Beyrouth à suivre dans ce livre. Pas plus que l’auteure ne cherche à établir des concepts. Elle construit plutôt une écriture possédée par la ville. 

Autant dire qu’en "retrouvant Beyrouth mes pensées de guerre deviennent des pensées de l’amour". Une autre langue fait donc paraître sous nos yeux un amour de résistance, des concepts de résistance. Sinon comment aimer une ville qui menace à chaque instant ses habitants d’amputation et de mort ? Comment encore habiter une ville qui ne cesse d’abriter la guerre, de recueillir en son sein toutes les inimitiés du monde ? "En retrouvant Beyrouth mes pensées de guerre deviennent des pensées de l’amour, des pensées de la poésie, des pensées de la rupture. Et penser des ruptures, c’est aussi et avant tout en effectuer". 

Alors, bien sûr, il y a d’abord des habitants. Mais pour eux, au plus fort de la guerre, "toujours contre tous, toujours. Chacun dans sa coquille se love encore, et encore s’y enfonce et encore, jusqu’à s’étouffer et étrangler les sans-carapaces, encore". Le risque ? Que chacun retrouve le cocon de sa communauté et ne cesse de chasser les autres ! 

Mais il y a aussi Beyrouth dans son ensemble. Une histoire. Celle d’une ville millénaire. Mais s’il est des villes dont l’édification se confond avec des mythes fondateurs (Troie, Rome, ...), des villes dont la mémoire perdure (Babel, Babylone, Ur), des villes aux murs d’enceinte qui se protègent des chutes et sont serties de rémanentes gloires, Beyrouth n’est pas de celles-là. Beyrouth, écrit l’auteure, n’a pas de début ni de milieu ni de fin. C’est une ville que les mythes viennent visiter, habiter, pour ensuite l’abandonner. "Ville qui survit dans le déni des chants et des mémoires collectives". Elle se constitue plutôt dans l’intermittence. 

D’ailleurs la première appellation connue, Birûta, renvoie selon toute probabilité aux richesses hydrographiques de la ville (le Tell). Il y avait des puits. Les Grecs ont ensuite inventé Berytos, les Latins Berytus, et les Arabes, plus tard, Bayrût. 

Pour Mahmoud Darwich, dont l’auteure affirme qu’il est le premier des poètes arabes à l’avoir nommée, Beyrouth fut un territoire de perplexité. Et les historiens remarquent que les conquérants y passent, tandis que la cité ne cesse de renaître derrière eux. Mais est-ce bien, à chaque fois, la même ville ?  

Alors l’auteure peut prendre : les temporalités de Beyrouth se coupent et s’entrecoupent, et le nom de la ville demeure, en sa racine. L’historicité de la ville se multiplie, se brise et se reconstitue, mais la place de Beyrouth demeure, en son site. Car Beyrouth, dont le site est un, connaît un peuplement discontinu et pluriel. Ce qui lui fera connaître différents modes d’habitation, et des exploitations variées de ses lieux et atouts. Et finalement la révélera autre en chacune de ces séquences : croisades, guerres internes, question d’Orient, les deux guerres mondiales, ... 

Et désormais des plans de redressement sont à l’étude. Des plans qui négligent les vestiges déterrés des villes jadis ensevelies sous le sol. Des plans sacrifiant au gigantisme, que l’on peut dire "pharaoniques". En 1991, un plan prévoit des avenues plus grandes que les Champs-Elysées, des marinas, des tranchées pour voies rapides, une île artificielle... Alors, si Beyrouth ne fait certes pas corps unique avec son histoire, elle doit décider aujourd’hui de son sort : entre pouvoir l’oubli, volonté de se fonder et soumission à la modernité importée, l’hétérogénéité de la ville, depuis ses premières aubes, cessera-t-elle d’incarner de violentes contradictions ? 

Dernière chose. L’ouvrage, outre cette célébration, ne cesse de se structurer autour d’un thème extrêmement important, celui du corps de guerre. Mais l’auteure ne se contente pas de décrire le corps meurtri des hommes dans la guerre, un corps de la guerre, si l’on veut. Le corps de guerre, c’est autre chose. D’abord le corps que prend la guerre et ensuite le corps de guerre qui cherche, au quotidien, à survivre dans la guerre. Ce n’est donc pas le corps lié à la guerre qui parle ici, mais le corps qui a survécu à la guerre et qui se reconstruit. Mais comment procéder ? Comme le corps de la ville à recomposer après la guerre (urbanisme, architecture), le corps humain doit réapprendre à se nommer, à s’identifier, à choisir ce qu’il veut retenir et réfuter, afin d’assumer ce corps de guerre qui a été forgé au cours de la guerre. L’auteure remarque à juste titre que les enfants désormais usent de nouvelles expressions marquées par la guerre pour dire des choses et des situations qui ne tiennent plus à la guerre. Le corps a de ces résiliences que la résistance ne surmonte pas nécessairement