Une présentation factuelle des conditions qui ont rendu possible l’engagement d’une maison d’édition en temps de guerre.

 Pour les cinquante ans de la signature des accords d’Evian, les Editions de Minuit ont décidé de mettre en avant sept ouvrages de leur catalogue algérien, La Question d’Henri Alleg, Itinéraire de Robert Bonnaud, Les Belles Lettres de Charlotte Delbo, Le Désert à l’aube de Noël Favrelière, L’Affaire Audin de Pierre Vidal-Naquet, La Gangrène   et Provocation à la désobéissance. Le procès du Déserteur de Jérôme Lindon. Cette édition spéciale s’accompagne d’un petit fascicule de soixante-quatre pages, publié dans la collection " Documents " des Editions de Minuit. Il s’agit en fait d’une plaquette retraçant l’histoire de la maison d’édition dans la guerre d’Algérie.
Anne Simonin décrit dans " Le droit de désobéissance " l’engagement de la célèbre maison d’édition : plus connue aujourd’hui pour son avant-gardisme littéraire, à l’origine de la publication du Nouveau Roman, elle va mener pendant les " évènements " d’Algérie un véritable combat moral et politique. Cette entreprise de dénonciation systématique des actes de torture renoue et réinvente l’engagement " dreyfusard " et résistant de la première moitié du XXe siècle.

Quatre piliers fondamentaux structurent la participation des Editions de Minuit et de son PD-G, Jérôme Lindon, lui-même ancien résistant de la Seconde Guerre mondiale. Il s’était notamment illustré dans le maquis du Tarn.
D’abord, la préservation et la réaffirmation des valeurs universelles de la France. Les Editions de Minuit sont engagées pour sauver l’honneur de la France, autrement dit, défendre " une certaine idée de la France "   dans la guerre d’Algérie où la France s’embourbe.
Vient ensuite le respect de l’Etat de droit, qui constitue une priorité dans les actions suivies par la maison d’édition. Le droit est une ressource fondamentale dans le répertoire d’actions des Editions de Minuit. Exposée aux saisies judiciaires, puis administratives, souvent arbitraires, la maison d’édition de Jérôme Lindon use de la norme juridique comme un outil politique, pour appeler au respect des droits de l’Homme. Malgré les nombreuses les saisies de livres auxquelles elles ont dû faire face, les Editions de Minuit ont été condamnées pour un seul ouvrage, Le Déserteur de Jean Louis Hurst dit Maurienne. Une information a été ouverte pour " incitation de militaires à la désobéissance ", Jérôme Lindon est condamné pour la " ligne générale des ouvrages " ainsi que J.L Hurst par contumace. Face à l’arbitraire de la censure   , Jérôme Lindon radicalise ses positions pour défendre son catalogue algérien.

Autre considération décisive pour les Editions de Minuit, la dénonciation (systématique) de la torture est un axe fondamental de la production éditoriale de la maison. Les Editions de Minuit radicalisent la tonalité de leur engagement, quand celui-ci trouve d’abord un écho dans la presse. L’entreprise de Jérôme Lindon prend souvent les devants pour dénoncer la violence en publiant des documents, des témoignages qui visent à valider les actes de tortures ordonnés par les autorités françaises, en Algérie et en métropole.  

Enfin, Les Editions de Minuit œuvrent pour mobiliser à la fois l’opinion publique nationale et internationale. Jérôme Lindon veut provoquer un électrochoc et montrer que " la guerre d’Algérie [apparait] comme une guerre coloniale où la France se retrouve (Jacques Vergès) ; risque de se retrouver (Jérôme Lindon), dans la position du nazi occupant de la Seconde Guerre mondiale "   . Au-delà de la dénonciation de la torture, les Editions de Minuit tentent d’infléchir la décision des autorités françaises dans la politique conduite sur les territoires algériens. La reddition de la France ne serait pas une honte, elle permettrait de sauver les valeurs universelles que véhicule la République. C’est l’honneur de la France qui est en jeu pour Jérôme Lindon. Ceci va le conduire à soutenir des positions radicales, comme le soutien des actes de refus d’obéissance et de désertion.

Les quatre ressorts évoqués dans la mobilisation pendant la guerre d’Algérie permettent de resituer dans son contexte l’engagement des Editions de Minuit. Cette entreprise à la fois éditoriale et politique ne constituait pas une évidence au départ : le combat des Editions de Minuit s’est construit peu à peu, consolidé par des ouvrages dénonciateurs. La singularité des Editions de Minuit dans la lutte qu’elles mènent dans la guerre s’exprime à la fois pour la qualité littéraire et la tonalité subversive des ouvrages publiés. C’est le cas avec La Question publiée en l’absence de son auteur, Henri Alleg   . Ce témoignage, qui révèle une qualité littéraire certaine, a aussi conquis Jérôme Lindon pour sa tonalité subversive. Avec ce livre, il " va déployer toute son efficace pour donner une forme politique à la dénonciation de la torture "   .

Dans cette brève histoire des Editions de Minuit au temps de la guerre d’Algérie, on comprend que l’engagement se fonde à la fois sur un héritage de la résistance et des considérations philosophiques : la désertion est promue comme cas de conscience et état de nécessité. Le combat mené pendant la guerre d’Algérie par les Editions de Minuit n’est pas seulement dû au seul génie de Jérôme Lindon : l’historienPierre Vidal-Naquet, qui s’est engagé à ses côtés, dispose d’une totale confiance de la part du directeur des Editions de Minuit. Leur influence est réciproque dans les engagements de la maison. Le soutien des écrivains, intellectuels et artistes du Manifeste des 121 ou la " Déclaration sur le droit à l’insoumission " participe de cet engagement, alors que ce dernier texte ne s’adressait pas tant à l’opinion qu’aux magistrats chargés de juger les faits dits de désobéissance ou d’insoumission   .

A travers la lecture de ce petit fascicule, Anne Simonin nous conduit tel un guide dans une histoire trop souvent oubliée, une histoire des hommes qui se livrent à un combat acharné, fait de mots, d’enquêtes, de littérature, mais aussi de témoignages. Autant de " documents " qui constituent une ligne éditoriale riche et complexe, brutale mais toujours soucieuse de dénoncer, dans un esprit de justice, la torture en Algérie.

Cette brève histoire du combat des Editions de Minuit a le mérite de restaurer les différentes étapes qui ont construit l’engagement d’une maison d’édition fondée dans la clandestinité. Sans céder au mythe de l’héroïsme, le rappel des faits et des principes constitutifs de l’affrontement conduit par les Editions de Minuit au temps de la guerre d’Algérie réhabilite un certain rapport à la morale politique. A l’instar d’un Fénelon au XVIIIe siècle, traditionnel " moraliste français " pour qui l’amour du " genre humain "   va au-delà même de l’amour qu’il porte à la Monarchie française, la subversion portée par Jérôme Lindon, et d’autres s’enracine dans cette même conception de la Justice comme conception universelle, dans laquelle " l’amour de l’égalité et le respect des droits de l’Homme "   triomphent