Un concept dont les usages administratifs en métropole et dans les colonies nous en apprennent plus sur la construction de l'État que sur les populations "à assimiler". 

Cet ouvrage d’Abdellali Hajjat, issu d’une thèse de sociologie soutenue en 2009, propose une histoire sociale du concept d’assimilation. Il s’inspire considérablement de l’œuvre d’Abdelmalek Sayad et s’appuie sur des auteurs aussi différents que Nacira Guénif-Souilamas, Smaïn Laacher et qu’Alexis Spire et Sylvain Laurens   , tous ayant en commun une approche critique des concepts d’intégration et d’assimilation. Ce livre s’inscrit ainsi à rebours d’une sociologie de l’intégration qui considère ces concepts comme pertinents pour comparer étrangers et nationaux en termes de droits, de pratiques culturelles, de comportements politiques, etc. Abdellali Hajjat tente d’identifier systématiquement les logiques d’articulation du concept d’assimilation avec des dispositifs de contrôle des immigrés et étrangers.

L’enquête historique s’étend de la fin du XVIIe siècle, au travers des premiers textes décrivant le rapprochement et l’union d’une personne et d’un groupe, aux années 2000, période de publicisation de la catégorie juridique et administrative d’assimilation. L’auteur rend compte de l’émergence de cette catégorie dans les discours francophones, en métropole comme dans les colonies, et de sa consécration dans le droit de la nationalité comme condition de naturalisation (première partie). Il propose ensuite une analyse à la fois socio-historique et ethnographique de ses usages par l’administration en charge de la procédure de naturalisation (deuxième partie). On ne trouvera donc pas dans cet ouvrage de définition sociologique du concept d’assimilation : ce sont plus sûrement ses usages administratifs, juridiques et politiques qui intéressent l’auteur. Appréhendée comme un rite d’initiation validant l’entrée des étrangers dans un groupe dont les frontières sont strictement contrôlées par l’État (par divers acteurs et à divers échelons), l’assimilation nous en apprend ainsi plus sur les logiques de construction de l’État-nation que sur les candidats à la nationalité française.

L’enquête socio-historique souligne combien les usages du concept sont tributaires de l’évolution, d’une part, des rapports entre classes sociales en métropole, d’autre part, de ceux qui s’établissent entre classes et groupes raciaux dans les premières colonies (chapitre 1). Ils sont également déterminés par les stratégies de contrôle du territoire et des populations sur lesquels pèse la suspicion de l’État (chapitre 2).

Parce qu’elle est au XVIIIe siècle associée à l’égalité des droits, l’assimilation est revendiquée aux Antilles par les gens de couleurs tout en étant crainte par l’administration qui y voit une menace pour l’ordre colonial. En métropole, au XIXe siècle, le concept est revendiqué par les historiens romantiques et libéraux, qui y voient une issue à la "guerre des races" : en faisant accepter la victoire des vainqueurs aux vaincus, l’assimilation apporte une issue à cette guerre et assure l’unité du peuple français, euphémisant ainsi les conflits qui traversent la société. À la fin du siècle, le discours assimilationniste est d’ailleurs avant tout celui d’une bourgeoisie conquérante qui entend légitimer la République en fidélisant les classes populaires.

Les usages du concept d’assimilation sont également conditionnés par les stratégies de contrôle et de domination de l’État. Ainsi, l’administration coloniale prend-elle des mesures d’assimilation dès les premières étapes de l’expansion coloniale en Afrique au XIXe siècle. Au fur et à mesure que la résistance à cette expansion s’amenuise, juristes et administrateurs coloniaux parviennent à imposer l’idée que l’assimilation des indigènes est un mythe. Reprenant l’analyse d’Elias à propos de la société de cour, Abdellali Hajjat y voit une "aristocratisation du discours colonial bourgeois". L’évolution des usages d’ "assimilation" reflète le "passage d’une logique d’expansion" (assimiler pour légitimer l’ordre social et politique) à "une logique d’exclusion" (contrôler strictement l’assimilation pour sélectionner les entrants). Et c’est ce passage d’une logique à une autre qui explique que l’assimilation linguistique fasse son apparition dans une circulaire d’application de la loi de la nationalité en 1927 : elle assure sous l’apparente neutralité de la langue le pouvoir de l’administration sur les candidats à la naturalisation. Dans le même temps, la législation relativement libérale sur la naturalisation reflète en réalité la suspicion à l’égard des étrangers depuis les grandes vagues d’immigration de la fin du XIXe siècle, suspicion aggravée après la Première Guerre mondiale. La naturalisation et l’assimilation sont pensées par les experts démographes comme un moyen de prévenir la formation d’ "îlots" à forte concentration d’étrangers ; elles sont toutes deux pensées comme moyen d’annexer ces territoires dont le contrôle pourrait échapper à l’État.

La naissance de l’assimilation comme catégorie juridique en 1927 ne met pas fin à la réflexion sur les critères d’assimilation. Car si les décolonisations contribuent à bannir le terme de l’espace public, la catégorie demeure opérante pour l’administration chargée des naturalisations. Celle-ci doit se positionner en effet dans un nouveau paysage : l’immigration depuis les colonies (puis anciennes colonies) tend à remplacer celle des pays européens (années 1950-1960) ; le droit du séjour connaît des vagues de mesures restrictives (années 1970 et 1990) ; pour les étrangers, la naturalisation devient de plus en plus un moyen de rester sur le territoire.

Les agents de l’administration, chargés à la fois d’entretenir la sacralité de la nationalité et de mesurer l’assimilation des candidats, créent de nouvelles distinctions entre étrangers, par exemple sur la base de l’appréciation subjective du "bon foulard" et du "mauvais voile" (chapitre 4). La capacité de construction de nouvelles catégories peut paraître sans limite, bien qu’elles ne soient pas toujours validées par le droit. La volonté de contrôle et de mesure de l’assimilation culturelle et de la loyauté mène progressivement à une politisation de la sphère privée des candidats, notamment musulmans, qui font l’objet d’une véritable enquête policière (chapitre 5). L’analyse du travail administratif en interaction avec les candidats mais surtout avec les instances d’énonciation du droit (comme le Conseil d’État), montre que les nouvelles catégories d’étrangers que crée le travail administratif, par exemple entre "bons" et "mauvais musulmans", dépendent moins des modes de vie et valeurs supposés des personnes concernées que de l’état des rapports entre l’État et les populations jugées problématiques en termes de loyauté : la frontière entre musulman loyal et musulman potentiellement déloyal est mouvante. Elle est en réalité conditionnée par l’histoire de la constitution d’un "islam de France".

Parmi les multiples intérêts de cet ouvrage, relevons qu’il constitue une pièce supplémentaire de la socio-histoire de l’État-nation développée notamment par Gérard Noiriel   et qu’il parvient à articuler cette socio-histoire avec une sociologie du droit mettant au jour la part des interactions asymétriques entre administration, instances d’énonciation du droit et candidats à la nationalité, dans la production des frontières mouvantes de "l’identité nationale".

Surtout, l’intérêt saillant de ce livre est de donner une représentation complexe de l’impact de l’héritage colonial sur les formes prises par le concept d’assimilation. Abdellali Hajjat teste l’hypothèse d’un transfert des cadres idéologiques et des pratiques, des colonies à la métropole et de la période coloniale à la période postcoloniale. L’existence de similarités entre des situations n’implique aucunement l’identité des usages de ce concept-dispositif. La circulation du concept entre l’espace colonial et l’espace métropolitain révèle parfois des "effets de retour"   . Les usages du concept d’assimilation se font écho mais son acception politique peut prendre des directions inverses : l’assimilation est finalement jugée impossible pour les indigènes et possible pour les "races sœurs"   . Concernant l’imposition de la langue comme critère d’assimilation dans le droit métropolitain de la nationalité, l’auteur montre que des considérations similaires sont formulées dans les colonies depuis la fin du XIXe siècle, dans le cadre d’une comparaison des degrés de "civilisation" des indigènes et des Français. Si la simultanéité de ces réflexions en métropole et dans les colonies interdit de parler de transfert, Abdellali Hajjat voit dans "la volonté d’hégémonie de la bourgeoisie républicaine sur un territoire sous contrôle"   , la racine commune de ces considérations. Ici, on parle moins d’héritage colonial que d’un unique cadre de pensée qui opère dans les deux configurations. Enfin, Abdellali Hajjat identifie une réactivation des pratiques coloniales dans certaines pratiques administratives concernant spécifiquement les candidats présumés musulmans à la naturalisation. C’est le cas notamment du test du "dévoilement" ou du recours à l’enquête sur les systèmes juridiques des pays africains.

Il ressort de cette étude que les ponts et connexions entre colonies et métropole d’une part, périodes coloniale et postcoloniale d’autre part, sont multiformes. Concepts et pratiques circulent sans nécessairement engendrer des situations identiques. En définitive, l’héritage colonial dont le rôle était présenté en introduction comme un des objets centraux de l’enquête est très présent mais ne constitue pas à lui seul le principe explicatif des formes prises par "l’injonction d’assimilation". Il est banalisé parmi d’autres facteurs comme les stratégies de contrôle de certaines populations ou les logiques propres au champ administratif