La notion d’évangélisme fictionnel permet d’appréhender des choix originaux contraints par la censure, au niveau de la conception générale du récit, des effets stylistiques et des enjeux de la dénonciation.

Prenant appui sur les résultats de travaux historiques et littéraires récents concernant l’évangélisme français de la première moitié du XVIe siècle, ce livre important examine un corpus représentatif particulièrement difficile et diversement interprété. Il en renouvelle l’approche.

L’ouvrage est issu d’une thèse dirigée par Michèle Clément (Lyon-2, 2009). La seconde partie du titre indique l’étendue du corpus : tous les livres de Rabelais, le Cymbalum mundi attribué à Bonaventure des Périers et L’Heptaméron de Marguerite de Navarre. La première partie du titre propose assez audacieusement la notion d’évangélisme fictionnel à comprendre comme l’« approche fictionnelle de l’évangélisme français ».

Cette notion d’évangélisme fictionnel permet de repenser les limites temporelles de l’évangélisme en France (on lui assigne une fin officielle peu après l’affaire des Placards de 1534) et surtout de “plaider pour un évangélisme long, producteur d’un discours profondément contradictoire, perturbé et vecteur de vérité”. C’est précisément le “trouble”   qu’introduit la médiation fictionnelle entre 1532 et 1552 dans la présentation des idées nouvelles qui intéresse l’auteur.

L’introduction reprend à la fois les nouvelles définitions de l’évangélisme et les étapes de sa nouvelle approche critique ainsi que la complexité de la notion de fiction avant de justifier le corpus retenu. Les différences entre ces œuvres ne sont pas gommées mais le statut “à part” de chacune d’elles permet de les opposer à d’autres productions fictionnelles comme Les Comptes amoureux de Jeanne Flore ou les Amadis de Gaule. Personne n’avait, jusqu’ici, étudié une influence évangélique commune.

L’ouvrage se compose de quatre parties. La première porte sur la réception de ces œuvres et en particulier sur “des querelles herméneutiques révélatrices des tensions de l’évangélisme fictionnel”   . Ces querelles qu’il est difficile de résumer en peu de mots, autour de l’interprétation de Rabelais ou du Cymbalum mundi de Bonaventure Des Périers opposent les tenants du “plus haut sens” à ceux qui soulignent l’ambiguïté ainsi que le caractère ludique et discontinu de ces textes. On retiendra notamment l’analyse de l’épisode des paroles gelées dans Le Quart livre. Elle clôt cette partie en montrant que la recherche de la vérité se fait “à hauteur d’homme” sans prétendre accéder au “manoir de Vérité”   .

La deuxième partie, sur “la fiction comme mensonge” envisage le mensonge fictionnel – mensonge qui ne se laisse pas oublier – successivement dans les livres rabelaisiens et le Cymbalum. Dans L’Heptaméron, le mensonge fictionnel a un statut paradoxal : il est refusé mais certaines nouvelles empruntent leur matière à la littérature narrative. Face à Dieu, les hommes ne sont que des hommes. Incapables d’accéder à l’authenticité, ils peuvent du moins mettre en avant une “ouverture évangélique du sens” qui serait indissociable du refus des assertions dogmatiques. Dans cette partie, les commentaires de la naissance de Gargantua, de l’île de Medamothi, de l’île Farouche ainsi que l’éloge du Pantagruélion sont particulièrement éclairants   .

La troisième partie examine “la fiction comme enquête : le militantisme évangélique”, autrement dit, une intention didactique et satirique qui se marque par des dénonciations (ainsi la satire des indulgences dans Pantagruel, p. 291) ou se voile par l’expression énigmatique des obscurités et anomalies de Thélème   ou encore se radicalise dans le parallèle entre Rome et Genève si l’on veut bien lire des représentations du catholicisme papiste et du calvinisme dans les “allégories monstrueuses du jeûne et de la mangeaille”   que sont Quaresmeprenant sur l’île de Tapinois et les Andouilles accompagnées de leur idole Mardigras de l’île Farouche. Pour cela, il faut admettre que les Andouilles représentent “la sensibilité protestante par le jeu de l’antithèse” et que Rabelais en 1552 serait lui-même “entre l’enclume et les marteaulx”   . La fiction est alors comprise comme un facteur d’apprentissage qui exige du lecteur une conscience critique et une vigilance constante.

Dans L’Heptaméron, la fiction est une médiation qui sert à une “pédagogie mondaine et mémorielle”   . L’évangélisme intériorisé d’Oisille est diffusé par la médiation narrative qui fait appel au jugement du lecteur. Dans le cas du Cymbalum mundi, N. Le Cadet montre que les valeurs authentiques de l’évangélisme sont “travesties par une humanité dévoyée”, voire “systématiquement caricaturées”   et qu’elles n’apparaissent que comme des “idéaux à reconstituer”   . Les quatre dialogues “antiques” qui forment cet ouvrage doivent donc être lus “à rebours”   .

La quatrième partie revient sur ces deux conceptions de la fiction, celle qui s’affiche comme mensonge et celle qui invite le lecteur à participer à une quête de la vérité pour montrer que s’opèrent des “torsions” du texte de fiction. Ces torsions sont définies comme “ces moments où le dispositif fictionnel se plie à des desseins contradictoires : celui de provoquer la suspension de l’assertivité par la mise en avant du caractère ludique ou des failles du texte, et celui d’enseigner le lecteur […]”   . Au lieu de penser une succession d’épisodes clairs et d’épisodes incertains, il y aurait lieu de penser à la superposition de la satire et du refus d’affirmer ou à la superposition de tous les enjeux. Sont ainsi analysés les jurons (juremens) du Cymbalum mundi et les citations bibliques de L’Heptameron.

Cet ouvrage soigné s’achève par une bibliographie   , un index des noms   , un index de soixante-six notions qui va d’“agélastes” à “vive foy”   et un utile index des textes analysés   . On peut discuter certaines affirmations mais cet ouvrage est au total très convaincant : il met en relief des choix originaux qui sont à l’évidence concertés mais aussi contraints par la censure. Il complète aussi les études récentes sur la poésie en mettant en lumière cette relative convergence des effets chez trois auteurs de fiction et la manière dont la littérature narrative peut se rendre militante et autoriser une enquête sur les sujets les plus variés.