En cent cinquante critiques, Mona Ozouf dessine un parcours personnel et vivant dans la littérature et l’histoire, éclairant l’une à la lueur de l’autre.

Mona Ozouf nous fait entrer par la petite porte dans les œuvres qu’elle aborde. Elle dresse, dès le seuil, un décor qui donne à voir l’univers de l’écrivain dont elle fait la critique. Ce sont des descriptions, des scénettes et le lecteur a la sensation de pénétrer dans une pièce pour voir ce qui s’y passe, mais sans savoir qui il va y rencontrer. Commencer la lecture d’un article critique de Mona Ozouf, c’est avoir l’impression d’entrer, un peu par effraction, dans une maison inconnue que nous ouvre, par complaisance bienveillante, un initié empressé de nous présenter qui se trouve là. L’accroche est vive et le lecteur ne sait pas encore où il a mis les pieds qu’il est déjà comme envoûté, et n’a plus qu’à se laisser guider par la plume qui mène habilement le jeu.

Mona Ozouf commence ainsi le plus souvent in medias res, choisissant le mode du récit pour accueillir plus gracieusement son lecteur dans sa prose. Ou bien elle s’adresse à lui pour l’inciter aimablement à entrer dans sa propre bibliothèque, ou encore son jardin d’été. Elle use alors de façon constante du lexique du déplacement, nous invitant à marcher, nous pencher par la fenêtre, errer à en avoir le tournis, nous promener, verbes le plus souvent accorts, puis nous installe confortablement chez elle, pour entamer la discussion littéraire. La conversation continue de la sorte, agréable et légère, saisissant avec vivacité romans, essais ou correspondances, au besoin les détaillant, les discutant, toujours en prenant soin, par le jeu des interrogations, des rythmes courts, des adresses au lecteur, de mimer le ton et le mouvement de la conversation littéraire et historique.

Outre leur charme amène, les critiques de Mona Ozouf offrent au lecteur tout le plaisir d’une lecture érudite, courtoise et passionnée. Dans les cent cinquante articles que comprend La Cause des livres, Mona Ozouf parcourt tantôt la littérature française, tantôt la littérature étrangère, tantôt l’histoire de France. Innombrables sont les références maniées avec légèreté par la critique, les liens qu’elle crée entre ses lectures, enrichissant les unes par les autres ou encore par des allusions littéraires et historiques qui sont autant de clins d’œil à la vigilance de son lecteur. Le propos est spirituel mais sans jamais s’offrir le plaisir de la méchanceté. Il prend souvent le parti des écrivains contre les critiques, avec pertinence et élégance, prête souvent à “pardonner” un trait, pour en souligner un autre. Et néanmoins, pour être aimable, la critique n’en est pas moins nerveuse et personnelle. Les goûts sont nettement affichés. Mona Ozouf s’implique, avec ses émotions, ses préférences esthétiques et politiques, dans ses critiques qui défendent la “cause des livres”, à savoir la cause de la complexité, complexité de la vie des auteurs, des interprétations des livres, des faits historiques. Complexité admirablement reprise dans son écriture même.

Mona Ozouf n’en finit pas de revenir aux mêmes préoccupations intellectuelles, tant il est vrai que la critique est aussi un lieu d’expression de ses propres interrogations, une autre façon de parler de soi. Ce nœud qui l’intéresse, celui de la complexité humaine, se révèle tout particulièrement dans le paradoxe révolutionnaire. L’événement de la Révolution Française ne cesse de résister aux interprétations qui tentent soit de dissocier 1789 de 1793 pour absoudre l’enthousiasme de l’élan vers le monde neuf, soit de lier étroitement l’un et l’autre dans un lien de causalité. L’histoire garde son opacité à mesure que la critique refuse d’appliquer une grille de lecture sur l’événement. Mona Ozouf célèbre ainsi la “résistance coriace à la dévotion”   , le refus des réponses toutes faites, la répugnance pour les dogmes historiques, les idéologies, les célébrations officielles. C’est ainsi qu’elle reprend, de façon souterraine, sa discussion avec François Furet, dont la critique, dans “Le thérapeute de la croyance”, ferme significativement le livre, Furet avec lequel elle a écrit un Dictionnaire critique de la Révolution française, et qui fut l’auteur de Penser la Révolution française.

De même, l’avant-dernier article du livre, “Le sourcier de l’identité française” est consacré à un autre ami, Pierre Nora, avec qui elle dialogue de façon continue et souterraine dans ses pages réunies dans le chapitre “Tableaux de la France et des Français”   . Elle discute et approfondit leurs réflexions sur l’identité française, tout aussi bien traversée de contradictions et de complexités, entre passion jacobine de l’unité et revendication des identités régionales, entre l’affirmation d’une “francité éternelle” et celle de “l’irrésistible mouvement vers la modernité”   . Au hasard des critiques se noue donc un dialogue ininterrompu avec les penseurs contemporains de l’histoire et de l’identité françaises. Cette même lecture complexe de l’histoire, mais aussi de la littérature et de ceux qui les font, se retrouve dans son goût pour la correspondance des écrivains, qui bouscule les images d’Épinal où sont enfermés les personnages trop connus, méconnus, tels Balzac, Marie-Antoinette ou encore Tocqueville ; elle préside également à l’intérêt porté aux œuvres écrites par les femmes dont Mona Ozouf loue “la science des accommodements”   ou encore la “résistance coriace à la tyrannie”.

Enfin, Mona Ozouf aborde la littérature en historienne, et l’histoire en femme de lettres, où elle puise une ouverture d’esprit et une modération bien rassérénantes. Mona Ozouf accorde une place importante à la littérature dans sa capacité à influencer le cours de l’histoire comme en témoigne, par exemple, son intérêt pour la filiation entre les Lumières et la Révolution française. La fréquentation de la littérature permet par ailleurs d’échapper à une lecture monolithique de l’histoire ; “l’allégeance littéraire“ a-t-elle ainsi préservé Pierre Nora “des sottises que nous avons pu dire en chœur” pendant qu’elle assurait son “inventivité historique”   . Le dialogue entre la littérature et la réflexion historique permet de tenir la juste balance entre le souci de l’universel et celui du particulier, où se joue pour Mona Ozouf, toute l’aventure de la pensée. Éloge, donc, de la littérature, qui concourt également à un éloge de la France, définie comme patrie de la littérature, où, selon le mot de Mallarmé, “tout existe pour aboutir à un livre”.

La fréquentation de ses critiques dessine ainsi de façon souterraine une certaine sensibilité, où se révèle une femme au jugement passionné et modéré tout ensemble, une humaniste, qui interroge le présent au regard de la littérature et de l’histoire, un esprit qui s’inscrirait volontiers à un “séminaire d’insurrection courtoise contre la tyrannie”   , et que l’on retrouve dans cette citation d’Arthur Young, sans cesse reprise : “Le plaisir, c’est la vertu, sous un nom plus gai”, pour son caractère paradoxal et alerte tout en même temps.

Et pour finir Mona Ozouf nous laisse sur une pointe brillante, une expression habile, qui clôt le propos et laisse à son tour le critique de son propre livre bien en peine de rajouter encore une critique à la critique.