Le point de vue partial de la journaliste Martine Gozlan sur le fameux "modèle turc". 

Au lendemain des révoltes dans les pays arabes, Martine Gozlan dresse un tableau de l’islamisme modéré sous sa version turque. Les événements politiques qui ont marqué l’actualité en Turquie ces dernières années sont repris presque un par un pour bien souligner le régime autoritaire du gouvernement AKP et les dérives des confréries islamistes désormais intégrées dans les appareils de l’Etat. Ainsi, “l’imposture turque” est définie, dans le livre, à travers un régime de plus en plus autoritaire, un recul de la laïcité dans la population mais également dans les institutions publiques à travers notamment l’interdiction de l’alcool (p. 45), et enfin un repositionnement géopolitique du pays sur l’échiquier international (p. 79). La conclusion de Martine Gozlan est que le modèle turc, s’il existe, est une imposture qui en réalité ne servirait qu’à calmer les esprits européens pris au dépourvu depuis les premières révoltes tunisiennes de janvier 2011. Parlant du modèle turc et du sentiment qu’il réveille au sein des populations arabes, elle les limite à des tourments du coeur : “l’une des principales forces du désir consiste à se persuader que l’objet convoité [ici le modèle de démocratie en Turquie] nous correspond absolument, paré des vertus qui manquaient cruellement à notre moi solitaire.” (p. 103)

Depuis les élections de novembre 2002, où l’AKP est sorti vainqueur avec 34% des voix exprimées mais deux tiers des sièges au parlement, le soutien de Bruxelles et de Washington aux démocrates musulmans d’Ankara a été presque absolu. À l’époque où la Turquie accédait au titre de pays candidat à l’UE en décembre 2004, et à la veille d’une nouvelle constitution qui devait être élaborée par le cabinet AKP, les médias européens saluaient avec enthousiasme le nouveau gouvernement libéral. Dès 2005, la Turquie s’est vue attribuer le premier rôle dans l’Alliance des civilisations, imaginé par Zapatero et Erdoğan, et constituait la pièce maîtresse du Grand Projet du Moyen-Orient, qui consistait en somme à faire de la Turquie un modèle d’islamisme modéré, destiné à inspirer les pays du monde arabo-musulman. Le rayonnement de la Turquie au sein de cette alliance était pensé à travers son identité musulmane, doté d’un système parlementaire libéral et d’une économie de marché à forte croissance. L’enthousiasme est allé un pas plus loin, jusqu`à faire proposer aux dirigeants allemand et français le statut de partenariat privilégié à une Turquie qui était déjà officiellement candidate depuis 2004, et en dépit des accords signés depuis 1963 entre la Turquie et le CEE.

Aujourd’hui, le vent semble avoir tourné pour le gouvernement néo-conservateur d’Erdoğan. Les écarts aux règles de droit et aux principes démocratiques jettent désormais une ombre sur les acquis démocratiques, pourtant bien nombreux, de la politique anti-kémaliste du gouvernement AKP. C’est ce que s’efforce de démontrer Martine Gozlan dans L’imposture turque, qui remet en question les caractères démocratique et laïc du gouvernement AKP et du ‘modèle turc’.

 

L’imposture démocratique

Le nombre de personnes arrêtées et actuellement encore en prison dépasse un millier selon les sources officielles. Les poursuites judiciaires sans détention, beaucoup plus nombreuses, continuent à accabler l’opposition kurde mais aussi de gauche. Des centaines de sympathisants du parti BDP (p. 17), des professeurs d’université, des responsables de maison d’édition, des journalistes, des écrivains, des maires d’arrondissement ont été arrêtés. Au total, il y aurait eu plus de 8000 arrestations en moins de trois ans selon certaines sources. Il est utile toutefois d’apporter quelques nuances aux arrestations évoquées dans le livre, car elles ne concernent pas toujours les mêmes groupes et leurs positionnements dans le système politique ne sont pas comparables.

On peut distinguer depuis 2008 l’affaire Ergenekon, où le tribunal en charge du dossier bénéficie de compétences spéciales. Les procureurs spéciaux ont été nommés afin de mener l’enquête sur les organisations ‘anti-démocratiques’ au sein de l’armée, de la société civile et des médias essentiellement. Il s’agit de foyers accusés de fomenter un coup d’Etat contre le gouvernement AKP au lendemain de son élection. Certains milieux voient l’arrestation de l’ancien chef d’état-major des armées, İlker Başbuğ, actuellement en prison avec près de 60 de ses confrères, comme un indicateur important du processus démocratique dans le pays. D’autres voient Ergenekon comme un dossier d’instruction sans fin, devenu l’instrument du gouvernement et de l’Etat afin d’éliminer les opposants kémalistes au sein de l’armée et de la bureaucratie, mais également les intellectuels critiques envers les liens organiques entre la police, le gouvernement et les confréries islamistes.
Les groupements kurdes du KCK et du PKK, les députés et les maires du parti pro-kurde BDP font également des victimes des arrestations en masse de ces derniers mois. La résolution du problème kurde faisait partie des priorités du gouvernement d’Erdoğan. Durant le deuxième mandat, bien des concessions ont été faites afin d’encourager le processus démocratique en faveur de la population kurde. Mais paradoxalement, les événements tragiques n’ont pas cessé. Les actes terroristes et les bavures se sont multipliées au fur et à mesure des initiatives, rappelant la complexité du conflit et surtout la multiplicité des acteurs impliqués dans le conflit. Aujourd’hui, les conséquences des rencontres organisées entre le PKK et les services secrets continuent à faire l’actualité politique dans le pays.

Enfin, les enquêtes policières anti-corruption menées à l’encontre des municipalités CHP constituent une troisième vague d’opération qui peut être distinguée des affaires Ergenekon et du KCK. En novembre 2011, pas moins de 42 personnes ont été arrêtées au sein de la municipalité du Grand Izmir, un des rares fiefs du parti d’opposition CHP avec Eskişehir et Ordu. La mairie CHP des Îles-aux-Princes, cet archipel au sud-est d’Istanbul, dans la mer de Marmara, a également été perquisitionnée pour irrégularités dans l’attribution de marchés publics.

Dans l’absolu, le descriptif romanesque des événements observés en Turquie est juste. “Je prenais le thé à Istanbul mais c’était jour de rafle. Une vraie rafle, à l’aube, des gens menottés et jetés dans le panier à salade et la voiture banalisée. Des trafiquants de drogue, des kamikazes interceptés une heure avant de passer à l’acte ? Non, seulement des journalistes, rien que des journalistes, dont certains très célèbres comme Nedim Şener, du quotidien Milliyet”. Mais ces mêmes événements, tels qu’ils sont décrits, ne sont pas l’histoire d’un parti politique islamiste arrivé au pouvoir en 2002. En somme, il y a le procès Ergenekon et Balyoz d’une part (procès où Nedim Şener et Ahmet Şık sont accusés de comploter contre le gouvernement AKP) ; et le procès KCK d’autre part, qui est une nouvelle page dans l’éternelle question kurde. Le troisième groupe qui fait l’objet d’enquêtes policières, comme décrit plus haut, est celui des municipalités CHP. Ces cas de figure concordent dans les méthodes autoritaires du système judiciaire en Turquie, et ne définissent en aucun cas l’islam politique tel qu’il est décrit dans L’imposture turque.

Dans son article paru dans Radikal (24/01/2012), Ahmet Insel, enseignant à l’université de Galatasaray, souligne la continuité du caractère autoritaire en Turquie. Le gouvernement AKP applique les lois et les méthodes créées par la junte militaire de 1980 sous l’autorité de Kenan Evren. Les arrestations telles qu’elles sont évoquées ne sont pas une nouveauté dans l’histoire politique en Turquie. Et les présenter comme une stratégie unique imaginée par le gouvernement actuel et les confréries islamistes qui le soutiennent serait ignorer l’impact des institutions créées par la junte militaire de Kenan Evren. Il faut reconnaître que ces méthodes prennent des dimensions inquiétantes. Mais la Constitution est toujours celle de la junte militaire de Kenan Evren, qui a à l’époque imaginé un système politique vérrouillé au niveau du parlement et du parti politique.../...

 

L’imposture laïque

L’idée selon laquelle “l’interdiction de l’alcool est, avec le voile, un des marqueurs de l’islamisation d’une société” (p. 45) répond parfaitement à l’image sombre que l’on veut donner d’une société musulmane qui vote en faveur d’un parti de droite. Les indicateurs choisis deviennent dès lors “les dizaines de milliers de coques brillantes, bien serrées sur le trésor interdit des crinières” (p. 47), et le très folklorique quartier de Çarşamba dont les rues sont décrites comme “plus iraniennes qu’européennes” (p. 50). Le voile, malgré les acquis démocratiques évidents en la matière, est toujours présenté comme un symbole d’islamisation. Or si les femmes voilées sont plus visibles dans l’espace public et les médias, le nombre croissant de femmes qui se voilent en Turquie n’est toujours pas une évidence.

En revanche, selon ce même discours alarmiste, l’alcool devient symbole de modernisme. Sa consommation - ou son interdiction – permet d’identifier les villes qui se démarquent de l’islamisme ou progresse aux côtés du FLN. “À Alger, c’est la fermeture de centaines de bars qui, à partir de 2004, a signifié la reprise en main de la capitale par le courant islamo-conservateur du FLN. Mais Istanbul a une réputation de ville décontractée et cette affaire passe mal auprès de jeunes Turcs qui n’ont aucune raison d’être différents de leurs cousins arabes en colère contre les diktats de leurs maîtres” (p. 46). Il est vrai que l’alcool et la cigarette font l’objet d’une lutte acharnée au sein des administrations municipales à Istanbul et en Anatolie. Au passage, il faut préciser que l’interdiction de l’alcool pour les moins de 24 ans n’a duré que quelques mois, le temps pour le Conseil d’Etat de la supprimer au printemps 2011. Ce fut un coup d’épée dans l’eau pour les détracteurs de la consommation d’alcool dans la rue. Mais au lendemain de cette annulation, la mairie de Beyoğlu a décidé de mener sa propre guerre contre les terrasses servant de l’alcool.

L’alcool et le voile sont des apparences qui empêchent de poser la question plus fondamentale du rapport entre l’administrateur et l’administré. La question démocratique se fait voler la vedette et c’est à travers des motifs plus visibles et médiatisés que le style journalistique essaie de définir la tendance évolutive vers une société plus conservatrice. “L’imposture laïque”, telle qu’elle est définie par Martine Gozlan, lui permet de présenter toutes les dérives autoritaires, même les plus absurdes, comme la démonstration d’une volonté islamiste.

Les arguments et les anecdotes ne manquent pas. Les questions sociétales comme l’alcool, le voile, les livres scolaires, la place de la femme ou encore les inspirations de la jeunesse turque sont autant de champs d’application qui permettent de trouver des expressions de l’autoritarisme. Dans L’imposture turque, la simple description de la pratique sociale, en dehors de tout contexte, ne va pas au-delà d’une présentation naïve d’une société pourtant complexe. N’est-ce pas là le meilleur moyen aussi de faire des pays musulmans des cas de figure interchangeables et comparables entre eux ? “Un autre drame est souvent oublié. Il concerne pourtant 20 millions de Turcs. Le quart de la population qui n’a pas droit à la parole religieuse est citoyenne. Il s’agit des Alévis. Leur situation peut se comparer à celle des Coptes en Egypte. À cette différence près que les Alévis ne sont pas chrétiens mais descendants d’une branche du chiisme. Dans leurs lieux de culte, les “Cemevis”, non reconnus par l’Etat, les images d’Ali et Hussein, les deux icônes du chiisme, côtoient le portrait d’Atatürk. Et voilà le problème.” (p.68).

Dans le fond, la comparaison aurait pu être utile si elle avait permis de comprendre la Turquie à travers l’Egypte. Pourquoi pas ? Mais l’analyse ne va pas plus loin que l’affirmation. Pour reprendre l’exemple des événements de Sivas (p. 69), où 33 intellectuels Alévis ont péri dans un incendie allumé par des fanatiques religieux, le lien direct entre la tragédie et l’AKP, comme sous-entendu dans le texte n’est pas évident. En 1993, Erdoğan était responsable du parti Refah au niveau provincial à Istanbul et candidat aux élections législatives. Il sera finalement élu maire d’Istanbul en 1994 avant d’entamer son ascension jusqu’au poste de Premier ministre en 2003. Reprendre l’incendie de Sivas de 1993 pour démontrer les tendances islamistes du parti AKP, arrivé au pouvoir après 2002, c’est oublier une décennie d’histoire politique. Les partis de droite ANAP, DYP et MHP ou encore le parti social-démocrate DSP, des partis pourtant “non islamistes”, n’ont pas été plus entreprenants que les ministres des gouvernements AKP.

Dans le système politique turc, l’AKP n’est pas le champion de la laïcité mais bien de l’islam politique et du populisme. “À quelle vitesse la Turquie roule-t-elle vers l’islamisme?” (p.61) La question mérite donc d’être posée. Mais le débat sur la place de la religion et des valeurs républicaines n’est pas figé. Les événements politiques et sociétaux en Turquie ne vont pas uniquement dans le sens d’une islamisation calculée par le pouvoir en place. L’islam politique a certes réussi à s’imposer sur les valeurs kémalistes ces dernières années mais l’obsession islamiste, palpable dans ce livre, ne doit pas empêcher de rendre compte des nouvelles tendances de la société turque. Au printemps 2008, le débat sur la laïcité a été relancé suite aux déclarations du sociologue Şerif Mardin. “L’instituteur a subi un échec face à l’imam“. Cette phrase résume la victoire du courant conservateur Refah-AKP sur l’instituteur, citoyen modèle de la République kémaliste. Mais la sociologue Nilüfer Göle, de son côté a apporté une nouvelle dimension au débat sur la place de l’Islam: “Si nous devions continuer dans la métaphore du professeur Şerif Mardin, donc si l’éducation et l’instituteur représentent la République, et l’imam l’Islam. Aujourd’hui, la fille de l’imam veut être institutrice, mais avec son foulard. Nous espérions voir la fille de l’imam être institutrice à notre manière. En réalité, elle est institutrice dans le privé, mais sans toutefois ressembler à l’imam. Elle ne ressemble ni au moderne séculier, ni à l’Islam traditionnel” (Nilüfer Göle, 9 juin 2008).../...

 

L’imposture géopolitique

La nouvelle politique extérieure d’Ahmet Davutoğlu est une expression qui a du sens. Cet universitaire originaire de Konya, a publié en 2002 La profondeur stratégique, la feuille de route du cabinet Erdoğan en politique extérieure. Dans les grandes lignes, Davutoğlu rappelle l’importance stratégique de la Turquie dans la région et redéfinit une politique extérieure intégrée dans les domaines économique et culturel des pays voisins. Les relations avec la Grèce ont été pacifiées, et sont aujourd’hui aux antipodes de ce qu’elles étaient dans les années 1990. La Grèce a cessé d’être une menace en mer Egée et l’utilité même de la IVe armée (Ege ordusu) créée en 1967 contre la Grèce et basée à Izmir est aujourd’hui contestée. En 2004, le plan Annan pour un Etat fédéral chypriote grec et turc a été largement soutenu par le gouvernement turc et a abouti à un vote favorable de 65% dans le nord de l’île. Le plan a finalement été abandonné suite à 76% de votes défavorables parmi les Chypriotes grecs. Enfin, la diplomatie du football a été l’occasion pour les présidents arménien et turc de se rencontrer à l’occasion d’un match de foot entre les équipes nationales, une première dans l’histoire des deux pays.

Dans la logique de Martine Gozlan, la politique de “0 conflit avec les pays voisins” est définie en revanche comme un rapprochement dangereux lorsque le voisin est l’Iran ou la Syrie. On omet de parler des échanges avec la Grèce et Chypre. On oppose les relations avec l’Occident à celles entretenues avec Téhéran, et la politique de bon voisinage, pourtant explicite dans le jargon de Davutoğlu ces dernières années, devient une problématique liée à l’islamisme. “Ils s’y intéressent si fort désormais qu’une mutation s’est produite. En rejetant Israël et l’Amérique, en se ralliant au Hamas et à Téhéran, la Turquie, pourtant toujours membre de l’OTAN, ne va-t-elle pas, encore une fois, à l’instar du tropisme islamo-autoritaire d’Erdoğan, devenir un pays du Moyen-Orient comme les autres, aveuglé par la passion et inapte à la médiation?” (p. 95)
Erdoğan, plus que les chefs de gouvernement qui l’ont précédé, a une prestance qui a son effet auprès des Palestiniens. Il semble que Gozlan soit également tombée sous le charme du Premier ministre turc, au point de faire de lui un leader du Moyen-Orient, anti-Israël et anti-américain. Or le 27 février 2012, le général Mark Hertling, responsable des bases militaires américaines en Europe, vient de s’implanter avec une petite armée à Kürecik, une petite bourgade de Malatya, dans le sud-est de la Turquie.

Quant aux relations avec l’Etat hébreu, elles vont certes très mal depuis l’incident de Davos. Selon Gozlan, “en 2001, les échanges avec Tel-Aviv représentaient 40% du commerce extérieur de la Turquie : ils s’effondrent à 8% en 2010” (p.83). Selon les données du ministère de l’Economie sur le volume des échanges selon chaque pays, les échanges commerciaux avec Israël ont augmenté. De 2001 à 2011, les exportations vers Israël sont passées de 805 millions USD à 2080 millions USD. L’importation a également cru de 529 millions USD à 1360 millions USD de 2001 à 2010. D’après ces chiffres officiels, le commerce avec l’Etat hébreu a toujours cru chaque année de manière régulière sauf en 2003 et 2009.

 

De l’islamisme modéré à l’autoritarisme

À y regarder de plus près, le ‘modèle turc’ que Gozlan s’efforce d’interroger ne participe pas d’un véritable débat au lendemain de révolutions arabes. Les événements sont repris, un par un, de manière anecdotique afin de suggérer un débat politique qui n’existe pas dans le réel. L’idée même de modèle sous-entend qu’on peut le structurer afin de le rendre compréhensible – et exportable. Les dynamiques propres au système politique turc ne se laissent pas structurer à travers l’islamisme mais bien à travers un système politique autoritaire qui remonte au 12 septembre 1980. Le barrage des 10%, les pleins pouvoirs au leader du parti, un financement opaque des partis politiques, un parlement quasi inexistant face à un pouvoir exécutif fort, ce sont autant de mécanismes créés par les militaires dans la Constitution de 1982, et que le parti AKP a su perpétuer en fonction de ses propres intérêts. Avec l’arrivée de l’AKP, l’autoritarisme laïcard a cédé la place à une omniprésence des confréries, du capital ‘vert’ et à un populisme qui fait honneur aux courants populistes qui traversent la France, la Belgique ou encore l’Autriche notamment. Il convient de conclure que l’islamisme évoqué dans L’imposture turc n’a pas inventé son autoritarisme, mais c’est bien l’autoritarisme républicain qui a créé le phénomène AKP.

La victoire du “Parti de la Justice et du Développement” (PJD) au Maroc, ou encore la récente formation du PJD par les Frères musulmans en Libye montrent effectivement que l’AKP turc a un rayonnement réel dans la région. En réaction à ce phénomène de mode, Martine Gozlan s’efforce de trouver les imperfections du processus de réforme en Turquie et de le redéfinir à travers un islamisme prétendument anti-israélien et anti-américain. Cette manoeuvre empêche de lire la continuité dans la politique extérieure de la Turquie et les acquis de l’arrivée de l’AKP au pouvoir en 2002: la question d’une nouvelle Constitution, la fin de la tutelle militaire, une économie nettement moins fragile et un rayonnement au niveau international.

Aujourd’hui, il est vrai que les journalistes craignent l’emprisonnement. Le 4 avril prochain va néanmoins commencer le procès... du 17ème président de la République, le général Kenan Evren, qui a mené le coup d’Etat militaire du 12 septembre 1980. Il est vrai aussi que les confréries contrôlent la police, les municipalités ou les services secrets, mais c’est au lendemain du 12 septembre que ces confréries se sont structurées telles qu’on les connaît aujourd’hui. Les présenter comme une invention du gouvernement AKP est une interprétation naïve de la sociologie turque. Enfin, l’alcool et le droit à la consommation sont certes des sujets préoccupants, mais c’est depuis la politique de libéralisation de l’AKP que le marché de l’alcool a trouvé son meilleur essor depuis sans doute le début de la République.

Ces exemples illustrent les paradoxes de la société turque, dont Gozlan ne semble pas se préoccuper. L’islamisation évoquée n’est autre que la réussite de la droite néo-conservatrice à réunir en son sein les voix de la droite libérale et le centre-droit, une réussite qui consiste à pouvoir structurer ce qui existait déjà dans le système politique depuis 1982. Aujourd’hui, l’emprise des néo-conservateurs sur l’économie et la politique permet de perpétuer l’autoritarisme du système, sous une forme plus morale certes. Mais elle pose aussi la question de la nouvelle Constitution qui devrait voir le jour dans le courant de l’année