Des textes rigoureux qui réfléchissent de manière profonde et critique le genre, le savoir et le pouvoir dans leurs rapports avec la situation géographique de leur élaboration.

Corps postcolonial

Le volume Genre et Postcolonialismes rassemble les contributions à un colloque tenu en 2008 à l’université Paris 8 et au Collège international de philosophie, intitulé " Situations postcoloniales et régimes de sexe ". Cette publication vient profitablement grossir les rangs, encore minces en France, des ouvrages concernant les études postcoloniales et des études de genre.
Les études postcoloniales sont un domaine de recherche nous venant de l’Amérique du Nord et consiste en "des questions politiques et historiques sur la citoyenneté, et des droits", comme les définit Rada Ivekovic   . L’association ici des études postcoloniales et des études de genre (plus âgées de vingt ans dans le monde anglo-saxon) n’a pas pour but d’inscrire la théorie du genre au sein de la théorie postcoloniale, ni l’inverse. Mais, dès lors que chacune se développe autour des questions d’identité de soi et des autres, les recouper et même les constituer ensemble est légitime et même évident.
Anne Berger, l’une des éditrices du volume et professeur d’études de genre à Paris 8, rappelle que "la théorie postcoloniales se présente bien comme une forme et une pensée de la résistance au “colonialisme”"   , et, de la même façon, la théorie du genre s’oppose à l’hégémonie d’un sexe sur l’autre. Ces deux champs d’études mêlés permettent alors notablement de repenser les concepts tels que le sujet (à travers notamment la constitution d’autres concepts périphériques : la subjectivation, l’assujettissement, la subordination), l’autre (sexe ou peuple, et l’effet macroscopique qui fait passer de l’un –sexe dominé– à l’autre –peuple colonisé–, et vice-versa, est particulièrement éclairant), la domination, la représentation, la citoyenneté. Soit autant de concepts phares dans la pensée de la conscience de soi et du passage à la conscience politique de l’Autre. Fondamentalement, les études postcoloniales et du genre présentées ici veulent dévoiler les processus de hiérarchisation à l’œuvre à travers l’outil premier (et dernier ?) pour le décryptage par la raison du réel qu’est le langage. Elles s’inscrivent ainsi dans les voies ouvertes par Michel Foucault d’interrogation de la raison des discours.

La production des sujets et des corps colonisés

L’ouvrage est organisé en quatre parties intitulées : " Préhistoires du “postcolonial” et régimes de sexualité " ; " Le(s) genre(s) de la nation postcoloniale " ; " Écriture, féminité, postcolonialité " ; " Limites du discours postcolonial ". D’une part, sont analysés et critiqués les mécanismes de l’hégémonie occidentale, à travers des savoirs constitués sur ce qu’on a appelé l’Orient, suivant la trame déployée par Edward Said dans L’Orientalisme (1978). Said montrait l’invention de l’Europe qu’était l’Orient, et, par l’étude des discours formulés avec notamment l’expédition en Égypte de Bonaparte à partir de 1798, il a tenté de défaire ce concept d’orientalisme qui assure une relation de pouvoir unilatérale sur un sujet dit " oriental " pris comme objet.
Puis d’autre part, le thème de l’instauration d’un régime des corps des peuples dominés, notamment :
- aux États-Unis : Hazel V. Carby montre que " les Noir-e-s sont un peuple colonisé " et parle de " colonisation intérieure " au moyen des deux armes que sont le lynchage et le viol   ;
- aux Antilles : Myriam Cottias y étudie les effets de l’émancipation civile, après l’abolition de l’esclavage, sur le genre colonial, à travers l’incitation au mariage des nouveaux affranchis comme projet de moralisation et de " modèle social global " de l’autorité patriarcal   , et
- en Algérie : Malek Bouyahia s’intéresse à " la nation postcoloniale, la nation algérienne " et au processus de minorisation des femmes. Il montre que " les discours obsessionnels, voire haineux des nationalistes et des islamistes concernant les femmes […] sont les résultats d’une réaction aux différentes humiliations qui vont installer durablement l’indigène dans une altérité radicale qui l’absout et l’exclut en même temps du procès de civilisation […] "   .

Paradoxal langage
Dans cet ensemble, ce sont surtout deux articles qui retiennent notre attention. Celui de Jacques Coursil, qui propose une déconstruction grammaticale et paradigmatique des termes " francophone " et " postcolonial ". Reprenant le thème de Frantz Fanon du langage comme puissance de situation   , du langage où s’inscrit le processus colonial, il montre les paradoxes que porte le mot " francophone ", qui, niant l’appropriation et le partage de la langue française par diverses nations du monde, les situe en face de " l’hégémonie linguistique [post]coloniale "   .
Par ailleurs, il examine le sens du trait d’union dans " post-colonial " et son absence dans " postcolonial" , il écrit : " Ainsi, post avec trait d’union suppose une partition linéaire entre un âge et un autre révolu (pré/post). À l’opposé, post (sans trait d’union) n’opère pas de rupture du temps, mais comme dans postmoderne pointe la clôture de la modernité sur elle-même […]. Dans postmoderne, le prédicat est pris comme valeur absolue, c’est-à-dire, sans limité supérieure. "  
Il n’y a donc pas de dépassement à la modernité, et, par analogie, J. Coursil démontre que " l’astéisme postcolonial clôt l’impérialisme colonial sur lui-même. […] Autrement dit, le colonialisme est sans vis-à-vis. "   Dévoilant ainsi les paradoxes des termes "francophone" et "postcolonial", Coursil pointe le refoulement de l’histoire coloniale des sociétés européennes, refoulement patent et qui "rend notamment les questions d’immigration totalement incompréhensibles ".  

Sexual politics
L’article de l’anthropologue et historienne Ann Laura Stoler (New School of Social Research) a attiré tout particulièrement notre attention par sa connaissance avérée et durable des questions de genre et postcoloniales. Elle remet en cause la focalisation sur la seule politique de la sexualité  " pour saisir les formes de gouvernance coloniale et postcoloniale qui dirigent les liens charnels, intimes et domestiques auxquels les peuples sont assujettis et par lesquels, en retour, ils ordonnent ce qui, viscéralement façonne leur vie "   . Elle suggère de reconnaître "les formes non-discrètes de gouvernance ", car si la sexualité a été un " point de passage " pour la constitution du pouvoir impérial, elle n’en est pas le seul " relais ".   Le pouvoir colonial a produit une gouvernance racialisée au jour le jour autant que des insanités, à savoir les corps détruits et les esprits déformés, ce que Fanon a fait apparaître dans Les Damnés de la terre. Ce sont ces mécanismes d’  "humiliation, de torture et de manipulation sexuelles"  que Stoler voit dans les "incidents"  d’Abu Ghraib, où l’obscénité confine à la pornographie raciale, banalisant ainsi la torture sous l’humiliation d’ordre sexuel, avec pour objet de stigmatiser autant la race que le statut d’assujetti à un impérialisme.
Elle regrette en France, le peu d’intérêt pour la politique de la sexualité de la France impériale, alors qu’une étude de la gestion de la sexualité, liant la race, le sexe et l’empire, pourrait permettre une reformulation conceptuelle de l’histoire de la France coloniale   , et s’étonne notamment de l’absence en France du livre de la sociologue Marnia Lazreg, Torture in the Twilight of Empire, ni traduit ni mentionné à sa parution en 2008., dans lequel l’auteure note que "le tollé contre la torture en Algérie n’a jamais été accompagné d’un tollé contre le viol et la violence sexuelle systématiquement tolérée ".  

Frontières
Il n’est pas aisé de résumer ces Dialogues transcontinentaux, au risque de réduire la richesse des exposés à des platitudes, néanmoins, leur thème commun gravite autour des frontières, frontières entre les sexes, entre les peuples et les nations.
Frontières temporelles, telles celles que traduit le refoulement du passé colonial et l’incapacité à éviter l’orientalisme, qui est un ethnocentrisme au sens lévi-straussien. À ce titre, les lectures des affaires de voile et de burqa en France proposées par l’historienne Laura L. Frader (Northeastern University)  et Ann L. Stoler sont éclairantes sur leur lien avec la " condition postcoloniale"    , avec une confrontation de la France à l’Islam, constitué comme un orientalisme   .
Frontières politiques aussi, qui délimitent un " partage sexuel de la raison ", selon l’idée forgée par Rada Ivekovic, qui construit le sexe comme " une catégorie normative hétérosexuelle ou d’individus homologués, alignés sur des valeurs " masculines" ou machistes "   . C’est alors la citoyenneté des femmes qui est en jeu, citoyenneté " encore aujourd’hui subordonnée à un droit coutumier officieux dû à leur fonction d’incarnation de la nation "   .


Alors que la théorie du genre est en vogue et suscite le débat quant à son enseignement en classe, la lecture de ces travaux nous fait souhaiter voir apparaître, ou s’élargir, les rayons des bibliothèques publiques réunissant des études de genre. Afin que l’on rattrape un peu le retard pris en France les concernant, ainsi que concernant les études postcoloniales, et afin de mieux lire et analyser ces sujets qui ne peuvent s’accommoder de "pour ou contre" médiatiques.